La charte des tribus de la vallée de l’oued El-Kebir (El-Milia)

Afin de résumer, dans cette notice, les moindres détails qui peuvent caractériser les habitudes des Zouagha, je placerai, ci-après, le texte et la traduction d’un Kanoun ou charte conventionnelle à peu près complète, mise tout récemment à ma disposition.  Je suis redevable de ce nouveau document authentique au Kaïd du Zouagha, Si Hammou ben Ali et à Si Ahmed ben Yousef, khodja de l’annexe d’El-Milia (Ouled Aïdoun), qui ont eu l’obligeance de l’écrire, dans le pays même, sous la dictée de membres d’anciennes Djemâa.

Mais, il convient de faire remarquer que ces règlements conventionnels des Kabyles orientaux, auxquels il manquait ce principe d’union qui, chez les Zouaoua constituait plusieurs tribus en confédération, reposaient sur des bases très mobiles et souvent même contradictoires.

Ce qui était admis dans une tribu était méconnu chez une autre ; il n’y avait, en un mot, aucune solidarité entre elles. Et, de plus, dans une tribu, si une famille était assez puissante, c’est-à-dire si ses membres étaient suffisamment nombreux pour exercer une sorte d’intimidation sur la Djemâa, sa volonté était souveraine; toutes les lois conventionnelles étaient transgressées, selon la mesure de son caprice.
Mais, si le crime était impuni, la vengeance individuelle ne s’exerçait pas moins, de part et d’autre, avec acharnement. De là, s’ensuivaient des luttes continuelles, qui mettaient en jeu les passions les plus barbares.
Il y a quelques années, à peine, il fallut détruire, chez les Oulad Aïdoun, une bande de brigands, rebelles à tout pouvoir, qui, à toute époque, furent la terreur de la contrée par leurs meurtres et leurs pillages. Chez les Kabiles mêmes, dans leur tribu, ils passaient pour des gens intraitables et féroces : c’étaient les Arb-Taskift, vivant à la façon des anciens Troglodytes, dans des cavernes naturelles, au milieu de rochers inabordables.
Si, comme l’ont dit quelques auteurs, la nature du sol et du climat sont les causes qui influent le plus sur les moeurs et les usages des peuplades, il faudrait attribuer le caractère farouche de ces montagnards au pays difficile, âpre et sauvage qu’ils habitent, autant qu’aux escarmouches journalières qu’avant leur soumission, ils avaient, à chaque instant, entre voisins. Si on interroge un Kabile sur son passé, celui de sa famille ou de sa tribu, on doit s’attendre à cette réponse : Il y a du sang entre moi et telles gens.

La vendetta était considérée comme un devoir ; celui qui ne se soumettait pas à cette coutume, ne jouissait d’aucune estime ; on le traitait de poltron. A l’appui de ce que j’avance, je citerai la manière d’agir des Béni Toufout, Béni Fergan et de presque tous les habitants du massif qui forme le promontoire de Sebâ-Rous. Après qu’un meurtre avait été commis, les parents du meurtrier se réunissaient et allaient demander le pardon du crime à la famille de la victime.

Celle-ci acceptait la Dia, s’élevant, chez eux, à cent baceta. La somme était religieusement conservée intacte et déposée dans une corne de boeuf, enfouie ensuite dans un coin de la maison, jusqu’à ce qu’un membre de la famille eût vengé le parent assassiné. Les cent baceta étaient, à ce moment, sorties de leur cachette et restituées aux proches du premier meurtrier. Tant que cette restitution n’avait pas lieu, on disait dans la tribu : « Telle famille a encore sa corne pleine ; elle attend un homme de cœur pour la vider. »


El-Milia, Jijel, Djidjelli, coutumes
El-Milia, Jijel, Djidjelli, coutumes

El-Milia, Jijel, Djidjelli, coutumes

El-Milia, Jijel, Djidjelli, coutumes

El-Milia, Jijel, Djidjelli, coutumes

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V

Chaque fois qu’une djemaâ était appelée à juger un procès tant soit peu épineux, elle déférait le serment aux plaideurs, et déterminait, selon l’importance de l’affaire, la qualité (parents ou étrangers) et le nombre de témoins qui devaient comparaître. Ainsi, pour un meurtre, comme on a pu le voir dans le règlement qui précède, il était établi que cinquante individus déposaient contre
l’accusé ou en sa faveur. On en exigeait vingt-cinq pour un vol de chevaux ou de mulets ;

— quatorze pour un vol de bestiaux, et enfin sept pour une contestation de propriété ou de limites de terre. Il est évident qu’en cas de meurtre cinquante individus ne pouvaient pas toujours avoir vu commettre le crime ; mais leur rôle était d’appuyer, d’homologuer, pourrai-je dire, la déclaration de celui qui avait fait appel à leur témoignage, se rendant ainsi solidaires de sa parole. —Dans ces circonstances, l’intéressé se mettait en quête de témoins; comme il était difficile, parfois, d’en réunir sur place le nombre nécessaire, il allait courir dans les villages environnants, assez loin môme quelquefois, pour emprunter des témoignages (سلف) :  il demandait à ces voisins de venir soutenir leur cause par serment, à charge de revanche à la première occasion ; et, en effet, il se mettait à la disposition de ces amis complaisants, dès qu’à leur tour ils réclamaient le môme service,
Il va sans dire que si ces témoignages se prêtaient, il y avait aussi des individus peu scrupuleux qui se vendaient au plus offrant.

Qui n’a pas de témoins meurt.

Cet axiome kabile devait souvent trouver son application pour le plaideur qui ne pouvait assouvir la vénalité de témoins complaisants.
Au jour indiqué, plaideurs et témoins se rendaient au tombeau d’un marabout quelconque et prêtaient leur serment. Celui qui avait pu réunir le plus de voix en sa faveur avait gain de cause, et se faisait établir par le taleb de l’endroit un titre sur lequel figuraient momentanément tous ceux qui Pavaient arrêté.
Parmi les marabouts choisis de préférence pour ces sortes de jugements, il convient de citer, en première ligne, sidi Bou Yahya, de Mila, nommé aussi Bou Maïat Naga, le marabout aux cent chamelles. La croyance populaire, nourrie et exploitée habilement à leur profit par les taleb, est qu’on ne peut se parjurer dans l’enceinte de la Zaouïa du saint homme, sans être frappé de cécité ou de mort violente. — Je crois qu’il ne sera pas sans intérêt de donner quelques détails sur ce personnage, dont la mémoire et le tombeau sont toujours en grande vénération dans la Kabilie orientale.
Voici ce que la tradition rapporte à son égard ;— je transcris la notice biographique donnée par l’oukil de la Zaouïa.:
– Sidi Bou Yahya ben Abd Allah, ben Mohammed el-Haçani, ben Naman, ben Abd el-Latif, frère de sidi Abd-Allah ben Serah, Koraïchite d’origine, était Imam des Arabes qui, sous la conduite de sidi Okba ben Nafa, firent invasion en Afrique l’an 667 de notre ère.»

– C’est en Egypte que sa sainteté commença à se manifester par des miracles. D’Egypte, il vint à Tunis, où il résida quelques années, pendant lesquelles il fonda, hors de la ville, une Zaouïa, qui existe, dit-on, encore. De Tunis, il se rendit ensuite à Bougie. Là, il créa le petit oratoire à coupole qui* se voit, aujourd’hui, sur le flanc de la montagne, au fond de l’anse dite de Sidi-Yahya et à côté de l’établissement de la marine militaire (1).

– Après avoir séjourné quelque temps à Bougie, il vint se fixer à Mila, où il vécut jusqu’à sa mort. Peu d’instants avant de rendre le dernier soupir, il réunit ses nombreux élèves, et leur dit : « Pé nétrez dans les bois qui entourent Mila, vous y trouverez une grotte (kheloua) préparée pour me recevoir et être, dans la pos térité, l’objet de la vénération qui m’est due. »

La Zaouïa de sidi Bou Yahya est située sous un bois d’oliviers à l’extrémité ouest des jardins qui entourent, comme une fraîche et verdoyante oasis, la petite ville de Mila. L’établissement est de peu d’importance ; il se compose de deux chambres réservées aux tolba et aux voyageurs, du bit esselat, chambre des prières, sous laquelle se trouve le tombeau du marabout, auquel on arrive en descendant une dizaine de marches de construction indigène. Les cinq premières marches conduisent à une grotte naturelle de deux-mètres carrés environ; les cinq dernières donnent accès à la grotte inférieure, au milieu de laquelle se trouve le tombeau recouvert d’étendards religieux. Rien, dans ces grottes, ne m’a semblé annoncer le travail des hommes;.les architectes du pays se sont bornés à blanchir l’intérieur et à fermer chacune d’elles par une petite porte fixée à une murette en maçonnerie. Les indigènes qui y pénètrent n’en sortent qu’à reculons et très-révérencieusement.
La Zaouïa jouissait jadis de grands privilèges et recevait de nombreux présents ; son enceinte protégeait aussi quiconque y. cherchait un refuge contre la justice des hommes. Les miracles attribués à sidi Bou Yahya sont nombreux; les habitants de Mila s’empressent d’en faire le récit à tous ceux qui vont les visiter ; ils citent plusieurs individus qui, ayant prêté un faux serment au nom du marabout, ou n’ayant pas accompli un voeu formé dans un moment de danger, ont péri d’une manière tragique. […]

 

Par : L. FÉRAUD. Interprète militaire. 1863

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Source : Revue africaine, N°37-38 , 1863, P.67.


 

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