Gigelly, le 14 mai 1839: Extrait du rapport du chef d’escadron De Salles

De Salles à Valée, extrait du rapport du chef d’escadron de Salles, commandant l’expédition de Gigelly, au maréchal gouverneur général des possessions françaises dans le nord de l’Afrique .

Djidjelli, Jijel, GigeriGigelly, le 14 mai 1839,
Je me suis rendu à Constantine pour faire connaître à M. le lieutenant-général Galbois votre projet d’occuper Gigelly et de menacer en même temps la vallée du Rummel. Après m’avoir donné ses instructions détaillées, il me chargea de diriger les pré paratifs qui se faisaient à Philippeville et de m’entendre avec M.le commandant de la marine à Stora, pour assurer le transport et le débarquement des troupes.

Le 12 mai, à huit heures du matin, l’expédition quitta la rade de Philippeville. Les troupes sous mes ordres se composaient du 1er  bataillon de la légion étrangère, de 20 canonniers et de 50 sapeurs du génie. Le matériel mis à ma disposition consistait en deux pièces de 12 de campagne et deux obusiers de montagne.

La flottille expéditionnaire, après avoir doublé le cap Boujaroni, gouverna dans le nord afin de ne pas donner l’éveil aux Kabaïles ; sa marche fut réglée de manière à arriver vis-à-vis Gigelly vers le milieu de la nuit. La rade de Gigelly, quoiqu’elle eût été occupée par les escadres françaises sous le règne du roi Louis XIV, n’était pas parfaitement connue

Vers une heure du matin, M. le commandant de Marqué, M.le capitaine de Champeaux, commandant le bateau à vapeur le « Styx » et moi, nous nous embarquâmes dans un canot dans l’intention de pénétrer dans le port, d’en reconnaître l’entrée et de reconnaître le gisement de la côte. Nous ne pûmes parvenir dans le port ; l’obscurité de la nuit ne nous avait pas permis de reconnaître que les courants nous portaient dans l’est et que nous nous trouvions encore à une grande distance du point que nous voulions atteindre. Nous revînmes à bord et, aux premières lueurs du jour, nous forçâmes notre marche et, vers huit heures du ma tin, l’expédition entra dans le port dont elle venait prendre possession au nom du Roi.

Dès que les bateaux eurent mouillé leurs ancres, les troupes se jetèrent dans les embarcations ; mais nous ne pûmes atteindre la plage sur laquelle le débarquement devait s’effectuer, les embarcations touchèrent. M. le commandant de Marqué et moi, nous nous décidâmes à longer la ville et à aborder au pied des murailles.

Je sautai à terre avec une compagnie de marins et les grenadiers de la légion étrangère et, aucune résistance ne nous étant opposée, nous traversâmes rapidement la ville ; nous nous emparâmes de la porte de terre et le drapeau national, placé à l’instant même sur la tour qui la domine, fut salué par les troupes de terre et de mer du cri de « Vive le Roi ».

La ville de Gigelly est bâtie à l’extrémité d’une presqu’île qui n’est séparées de la mer que par un espace étroit, qu’une vieille muraille protégée par une tour carrée, défend depuis deux siècles contre les attaques des Kabaïles ; la presqu’île s’élargit ensuite et se termine à environ 1.400 mètres par une ligne de collines d’une élévation moyenne de 100 m. qui se courbe en fer à cheval et vient se rattacher par un col peu élevé à une hauteur qui domine la plaine à l’ouest et s’étend ensuite jusqu’à la ville.  Vers le sud-est les hauteurs s’abaissent progressivement et laissent un étroit passage entre elles et un cap qui commande la rade et sur lequel la France avait autrefois fait construire un fort.

L’on ne peut être maître de la ville et du port qu’en occupant cette ligne de collines ; je dus les faire couronner promptement. Je prescrivis au commandant Horain de former son bataillon en avant de la ville et je fis rapidement porter des détachements en avant. A la droite, les voltigeurs arrivèrent à la crête sans éprouver de résistance. Les grenadiers, qui se portèrent sur la hauteur qui fait face à la ville, rencontrèrent quelques Kabaïles qui firent feu sur eux ; la hauteur fut promptement couronnée et le feu cessa de part et d’autre. Les troupes se trouvèrent alors placées derrière un chemin couvert naturel, en avant duquel s’étend un glacis en pente douce et dont il fallait fortement défendre les flancs.

Dans les premiers moments de l’occupation, nous avions devant nous un groupe peu nombreux d’Arabes ; je me portai en avant de ma personne et je les engageai à approcher de moi. Après de longues hésitations, ils se décidèrent à entrer en conférence ; ils me demandèrent de me rendre auprès du marabout de Gigelly qui était à peu de distance ; je refusai de me mettre ainsi entre leurs mains, mais je consentis à faire autant de chemin qu’il en ferait lui-même. Nous eûmes ainsi une conférence assez longue ; je lui donnai l’assurance que les personnes et les propriétés se raient respectées et il promit de rentrer prochainement en ville et d’y amener tous les habitants.

Dans les premiers moment de l’occupation, un grand nombre d’habitants avait fui dans la plaine ; ils me firent demander la permission de rentrer dans la ville et, dans la journée, toutes les maisons furent réoccupées. Je nommai commandant de la place, avec des pouvoirs étendus, M. le capitaine Renaud, officier très distingué et qui a rendu dans cette position si difficile de véritables services.

J’envoyai des hommes dans les tribus voisines et je fis dire aux cheikhs de venir me parler ; ils se sont présentés depuis deux jours en assez grand nombre. Après avoir parcouru toute la position avec les commandants de l’artillerie et du génie, je réglai de la manière suivante les travaux à exécuter pour en assurer la défense.

A la droite, je fis créneler une maison qui domine la mer et je prescrivis de la réunir par un ouvrage en terre à une tour en partie ruinée et qui me parut propre à servir de réduit. Sur le point le plus avancé de cette hauteur, se trouve une seconde tour que je fis aussi mettre en état de défense. L’ensemble de ces ouvrages a reçu le nom de fort St-Ferdinand : il domine la plaine de Gigelly et aperçoit au loin la plage qui s’étend à l’ouest dans la direction de Bougie.

Pour assurer les flancs de la position occupée au sud de la plaine, je fis établir à droite une redoute carrée en pierres à la quelle je donnai le nom de fort Galbois ; à la gauche, je fis tracer une redoute pentagonale pour dominer les gorges qui s’étendent vers la rade : elle est encore en cours d’exécution et elle portera le nom de redoute Ste-Eugénie.
Enfin, pour dominer la rade et fermer l’entrée de la plaine à l’est, j’ai fait rétablir le fort construit sous le règne du roi Louis XIV et dont une partie considérable avait résisté à l’action du temps (1) ; j’ai donné à cet important ouvrage le nom de fort Duquesne, pour rappeler à la fois le souvenir de l’illustre amiral qui fit flotter le premier drapeau sur la ville de Gigelly et celui de la part que la marine a prise à l’expédition qui a mis cette partie de l’Algérie en notre pouvoir.

 

Djidjelli, Jijel, Gigeri

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Pendant que je parcourais la ligne, la fusillade, qui avait cessé pendant quelques heures, recommença. Je fis alors amener sur la hauteur les obusiers de montagne ; en ce moment les Kabaïles se montraient en groupes assez nombreux sur les hauteurs voisines ; ils ne tardèrent pas à descendre dans les vallées
et à essayer de gravir les hauteurs sur lesquelles nous étions établis. A trois heures, j’ordonnai de lancer quelques obus dans les groupes ; les Kabaïles se dispersèrent et regagnèrent lentement
les nombreux douars que nous apercevions autour de nous ; le feu s’éteignit complètement et tout fut calme sur la ligne.

Les troupes se sont parfaitement conduites pendant cette journée. J’ai les plus grands éloges à donner au bataillon de la légion étrangère, aux détachements de l’artillerie et du génie. M. le commandant de la marine avait mis à ma disposition des détachements des équipages des bateaux à vapeur commandés par les lieutenants de frégate Béchameil et Corail ; les officiers et les hommes sous leurs ordres ont été constamment placés à côté de nos soldats et se sont fait remarquer par leur courage et leur dévouement. La nuit fut tranquille.

Le 14 mai, à cinq heures du matin, je fis reprendre les positions occupées la veille ; aucun Arabe ne se présenta. Je reconnus le terrain en avant et je fis commencer les travaux. A 10 heures, quelques coups de fusil furent tirés sur nos avant-postes ; le combat s’engagea bientôt et les Arabes, qui se montraient en masse sur toutes les hauteurs, descendirent dans la vallée de gauche et vinrent ensuite s’établir vis-à-vis de nos retranchements. De toutes les montagnes à l’est, on voyait descendre des groupes nombreux ; à l’ouest, tout était tranquille ; les cheikhs des tribus de cette partie ne tardèrent pas à se présenter et renouvelèrent les assurances de paix qu’ils m’avaient déjà fait donner.

Djidjelli 1839

Les dispositions suivantes furent adoptées pour la défense du plateau : à la droite, la compagnie de grenadiers, dans le fort Galbois ; le centre de la ligne fut occupé par les voltigeurs et les deux compagnies de marins. Cette partie de la ligne était la plus exposée. Les Kabaïles, profitant d’un pli de terrain situé sur le plateau vis-à-vis le centre de la position, avaient élevé devant eux un petit abri en pierres d’où ils faisaient feu. Je le fis détruire, mais il fut promptement rétabli et je dus le faire encore une fois démolir. La ligne était appuyée dans cette partie par les obusiers de montagne, mais je ne fis tirer qu’à de rares intervalles. Derrière le rideau dont nous défendions la crête, je plaçai en réserve deux compagnies d’infanterie ; l’une d’elles fut employée à tracer et à rendre viable un chemin conduisant au centre de la ligne.
La fusillade se soutint sans résultat de part ni d’autre. Les Kabaïles étaient environ 2.500, dont 8 à 900 seulement prenaient part au combat. Ils paraissaient moins effrayés que la veille des obus qu’on leur lançait et ils suivaient avec intelligence le pli du terrain pour se mettre à l’abri de nos coups. Vers midi, deux embarcations armées en guerre, sous les ordres du commandant du « Styx », s’approchèrent du rivage ; les Kabaïles descendirent alors en grand nombre sur la plage et engagèrent une fusillade très vive.

Je demandai alors au bateau à vapeur le « Cerbère » de s’embosser en avant du fort Duquesne. A une heure, il prit position et commença son feu ; de mon côté, je fis tirer les obusiers et l’infanterie sur tous les groupes qui se trouvaient à notre portée. Après quelques instants d’hésitation, l’ennemi commença son mouvement rétrograde ; il évacua rapidement toutes les positions qu’il occupait depuis le matin ; à trois heures, nous n’apercevions plus personne devant nous.

Je dois les plus grands éloges au courage et à l’aplomb des troupes. Tout le monde a fait son devoir et, quelque étendue que fût notre ligne, quelque peu avancés que fussent nos travaux, je n’ai pas eu un moment d’inquiétude.


(1) Lors de l’expédition du duc de Beaufort en 1664. Celui-ci avait jeté
les fondements d’un fort appelé par les indigènes Fort des Français.

Source: Correspondance du maréchal  Valée, T.III, P.83.

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