A M. LEROY DE SAINT- ARNAUD, AVOCAT A PARIS.
Djidjelli, le 14 mai 1839.
Nous sommes à Djidjelli, frère,
entrés sans coup férir, sans brûler une amorce, et après un débarquement des plus maladroits car si nous avions trouvé de la résistance nous nous serions fait abîmer. Les barques de débarquement ont touché et sont restées engravées sous le feu de la place. Ennuyé de cette ridicule position, je me suis jeté à la nage avec ma compagnie , nous avons marché quelques toises dans l’eau, et avons pris possession de la ville.
A peine à Djidjelli, j’ai été dirigé en avant de la ville à environ un quart de lieue pour prendre position sur une ligne de monticules. J’y ai été reçu par une belle et bonne fusillade qui nous a tué quelques hommes. J’ai de suite fait faire des petits parapets en pierre sèche, en terre et en feuilles de figuier pour mettre les hommes à l’abri. Toute la journée nous avons tiraillé et canonné.
Les Arabes se montraient environ cinq ou six cents…. On nous en promet cinq ou six mille pour ce soir. La nuit ils nous ont, laissés tranquilles…. Au moment où je t’écris (neuf heures du matin), de grandes colonnes blanches descendent des montagnes et nous promettent un rude combat. Aussi je me dépêche de finir ma lettre , tout en donnant mes instructions autour de moi…. Quelle ville que ce Djidjelli, où nous sommes destinés à passer peut-être un an !… Des maisons où notre mère ne mettrait pas ses porcs de Gascogne…. An surplus , nous n’y entrerons pas, et c’est tant mieux. On fait des redoutes autour de la ville, qui ne tient à la terre que par une langue très-facile à défendre.
AU MÊME.
Aux avant-postes, devant Djidjelli, le 18 mai 1839.
Ah ! frère, quel métier que le nôtre!… Depuis le 13 que je suis ici, que d’émotions diverses, que d’enivrements, que de douleurs poignantes. Tous les jours, frère, tous les jours sans exception, pendant des cinq et six heures de suite, des combats de géants !
Car nous avons eu affaire à au moins quinze cents hommes et deux fois à quatre mille. Attaqués de toutes parts sur toute notre ligne, beaucoup trop étendue pour notre petit nombre , nous avons été obligés de charger à la baïonnette et nous l’avons fait avec un élan, une vigueur dignes d’un plus grand théâtre. Livrés à nos propres ressources, nous avons fait des miracles, et cela nous a donné de la fierté dans l’âme. Ma compagnie a enlevé des positions couvertes de Kabyles, qui se battent corps à corps, qui mordent à terre et meurent en frappant.
Juge du combat par la perte. Dans les journées du 15 et du 17, j’ai perdu vingt voltigeurs. Mon sous-lieutenant est blessé, moi seul je suis respecté par les balles et j’en ai presque du regret. Si cela continue, mon tour doit venir. A l’exception de l’assaut de Constantine, je n’ai rien vu de comparable aux combats que nous livrons ici.
Depuis le 13, je ne me suis pas couché, je n’ai pas ôté mes bottes, déboutonné ma capote. L’exaltation, la nécessité me soutiennent ; je me porterais très-bien sans le chagrin affreux qui m’a frappé hier. Le commandant de notre bataillon, le brave Horain, mon ami intime, l’homme avec lequel je sympathisais le plus, a reçu, en chargeant les Kabyles, une balle qui lui a traversé la poitrine. Je l’ai pleuré, je le pleure.: je déplore une victoire si chère. On l’a transporté à bord du Styx qui, cette nuit, l’a conduit à Bougie où on a été chercher du renfort et des munitions. La blessure est bien grave ; son courage, son moral peuvent seuls le sauver.
Si j’étais égoïste , je me féliciterais d’un événement toujours attendu dans notre état, et qui m’a placé dans une position à laquelle je ne pouvais pas m’attendre. Le commandant de l’expédition m’a de suite donné toute sa confiance. Je commande quatre compagnies et j’ai sous mes ordres toute la ligne des avant-postes. Génie, artillerie avec deux obusiers de montagne, tout m’obéit ; toutes mes dispositions, toutes mes mesures sont approuvées, et jusqu’ici j’ai eu ‘du bonheur.
Serai-je récompensé? J’en doute. Si j’avais eu seulement trois ans de grade, je serais nommé chef de bataillon, j’en ai la certitude. Je viens d’être proposé de nouveau pour l’affaire du 15. Si j’avais voulu être officier de la Légion d’honneur, je le serais, mais dans ma position je préfère le grade. Si je ne l’ai pas cette fois, j’aurai du moins bien avancé mes affaires.
J’ai pour toi un fusil de Bédouin et sa giberne. Ne crains rien, frère, jamais je n’ai cru davantage à mon étoile. J’ai des traces de balles partout, et une seule balle morte m’a fait une contusion au bras gauche. Nous comptons mener la même vie pendant un mois ou deux. Les Kabyles ne se découragent pas facilement. Donne tous ces détails à ma mère.
AU MÊME.
Aux avant-postes, devant Djidjelli, le 25 mai 1839.
Je suis harassé, frère, exténué de fatigue ; en parlant je dors debout, et si je me jette sur mon lit d’herbe et de feuillage, je ne puis dormir, parce que je crois toujours entendre les coups de fusil qui me rappellent à mon poste. Le commandant de Salles me paye tout ce que je fais en confiance et en amitié. On parle partout de la compagnie de voltigeurs et de son capitaine.
Mes petits voltigeurs, ils ont été admirables ! Je les ai menés trois fois, à la baïonnette, contre plus de cinq cents Kabyles. Maintenant que je crois que jamais les Kabyles ne nous attaqueront comme le 17, je puis te dire que je ne sais pas comment je t’écris. Je me suis trouvé deux fois entouré de Kabyles. J’ai été obligé de faire manœuvrer mon sabre comme à Constantine et plus longtemps.
Le 17, mon sous-lieutenant était tourné et enlevé d’une position qu’il occupait avec trente voltigeurs. C’est là où il a été blessé. Avec le reste de la compagnie, je suis parti au pas de course, j’ai repris la position, chassé les Arabes et je les ai poursuivis plus d’un quart de lieue. Ils étaient, sur ce point, au moins cinq cents.
Nos chefs de bataillon n’ont pas de bonheur. M. Honvaux, arrivé de Bougie, a de suite été blessé à l’avant-bras droit…. Nous avons des nouvelles de Horain, il va mieux ; on espère. Il respirait par le trou de la balle ; la blessure commençait à se fermer, la respiration a repris son cours naturel, les hémorragies ont cessé. Je suis heureux de ces bonnes nouvelles.
Ces Kabyles sont les soldats les plus braves de toute l’Afrique. Il y en a qui sont venus sur nos pièces et qui ont été tués par la mitraille à dix pas. Le cadavre du père était tombé, tes deux fils se sont fait tuer dessus à coups de baïonnettes. Ce n’est déjà pas si sauvage, en civilisation, on ne fait pas mieux que cela.
Nous essayons de sortir du chaos, nous nous établissons, nous nous fortifions dans nos positions.
AU MÊME.
Djidjelli, le 3 juin 1839.
Le brave Horain, mon ami, mon frère d’armes, est mort à Bougie, le 26, des suites de sa blessure du 17. Neuf jours d’agonie ne l’ont pas empêché de penser à ceux que sa perte laisserait désolés.
11 a fait dire au commandant de Salles que seul je pouvais le remplacer au bataillon et que la récompense qu’on lui réservait, il la demandait pour moi. Il a désiré être enterré sur la terre qu’il avait conquise et achetée au prix de son sang. Le Maréchal s’est empressé de remplir son noble voeu. Hier, son corps est arrivé à Djidjelli. Une tombe creusée dans le roc avait été préparée sur la pointe du fort Duquesne, qui s’avance dans la mer. Le monument que l’on va lui faire et pour lequel une souscription s’ouvre dans l’armée d’Afrique, sera vu de loin et perpétuera le souvenir de Horain et de son bataillon, sur lequel sa belle mort a reflété tant d’éclat.
Toute la petite armée de Djidjelli était sous les armes et rendait honneur au brave Horain, bien plutôt par ses larmes et sa contenance triste que par des dé-monstrations militaires. Chaque soldat est venu payer sur sa tombe son tribut de poudre. Le canon tirait dans les avant-postes et les feux de peloton y répondaient. Les Arabes qui couronnaient les crètes à un quart de lieue, témoins de cette scène, devaient être bien surpris d’entendre, pour la première fois, tant de bruit sans effet pour eux.
Tout est fini ; sa destinée est remplie , la nôtre était de lui survivre pour le regretter toujours. Si je le remplace, frère, et sa mort me donne une grande chance de plus, quelle tâche difficile il m’aura léguée ! Étrange destinée que la nôtre : il faut se trouver heureux de. profiter des dépouilles d’un homme pour lequel on aurait donné sa vie !
Depuis ma dernière lettre nous n’avons eu qu’une affaire qui pouvait être fort sérieuse et qui en effet n’a été qu’un beau spectacle, une belle fantasia..
Je crois bien que nos combats sont finis. Les Arabes ont peur, ils se gardent, nous voyons leurs avant-postes, leurs vedettes..
Nos positions se fortifient et s’achèvent. Nous avons deux blockhaus. Le fort Duquesne, armé de deux pièces de 12, est imprenable. Le commandant de Salles a parfaitement compris la défense de sa conquête, et quand on la visitera on rendra justice à ses dispositions, à son activité, car tout cela .s’est élevé comme par miracle.
On construit dans la ville une casbah; pour cela on a été obligé de pousser, pour les faire tomber, quelques-uns de ces amas, de pierres sèches que les habitants appelaient maisons.
On a déblayé et fait une place. Le colon commence à arriver, mais seulement le colon alcool, le colon fromage et allumette. Le colon cultivateur est rare en Afrique.
Tous ces détails m’entraînent loin de toi et de mes enfants. Comment vas-tu? comment vont-ils? comment va ma mère? Vos émeutes sont finies. Les procès vont commencer. Est-on tout à fait tranquille? On a remis son fusil dans un coin, mais est-il chargé ou non? Quelle marche prend le ministère? Mon pauvre pays, je le sers de bien loin, mais je voudrais le voir grand et puissant; pour cela il ne faut’ pas qu’il soit mené par de petites gens et de petits esprits
4. juin, midi.
Au moment où je t’écrivais que nous étions à peu près tranquilles, je ne me doutais guère que la nuit viendrait me donner un démenti si prompt. Cette nuit, à une heure du matin, nous avons été attaqués sur toute la ligne par une nuée d’Arabes qui comme des serpents, rampant ventre à terre, muets, invisibles, sont venus se ruer tout à coup jusque dans nos positions où ils se sont annoncés par un feu terrible et des hurlements d’enfer.
C’était un magnifique spectacle au milieu d’une belle nuit à demi éclairée par la lune. Toute la ligne était en feu. D’un côté la rage et les vociférations qui nous indiquaient où devaient porter nos coups, de l’autre le calme et le sang-froid. ils ont entouré les blockhaus, où ils voulaient mettre le feu, ont coupé à coup de yatagan des tentes dont ils ne trouvaient pas rentrée et ont pillé ce qu’ils ont trouvé.
Cet amour de la rapine leur a coûté cher, car on les a chargés et on leur a tué beaucoup de monde. Des morceaux de leur cervelle, des lambeaux de leurs têtes étaient plaqués au-tour des retranchements. Cette attaque acharnée a duré jusqu’à quatre heures du matin. Au grand jour, tout avait disparu.
Le calme le plus complet avait succédé à un tumulte que l’écho de la nuit rendait plus imposant encore. Alors on s’est regardé, secoué, compté. Chose extraordinaire, au milieu de ce pêle-mêle où la mort avait si beau jeu, nous n’avons eu chez nous que huit hommes de blessés.
AU MÊME.
Djidjelli, le 12 juin 1839.M. de Salles, à qui je faisais mon compliment sur ses épaulettes de lieutenant-colonel qu’on lui annonce, m’a répondu : « Mais j’aurai bientôt un pareil compliment à vous faire. Le Maréchal vous a proposé et il attend par le prochain courrier tout ce qu’il a Je demandé. » Il y a de quoi faire bondir mon coeur de joie hors de ma poitrine , et cependant je n’espère que médiocrement. Inférieurs, camarades, supérieurs, tout le monde me complimente et regarde l’affaire comme certaine ; moi seul, je doute profondément et cependant, frère, en conscience, je l’ai bien gagné, gagné comme ma croix à Constantine.
… Les Kabylès deviennent tous les jours plus nombreux, plus audacieux , plus habiles. Nous n’a-vons plus une nuit sans coups de fusil. Le 9, ils ont commencé le bal à deux heures du matin et n’ont fini qu’à sept. Ils étaient plus de deux mille attaquant avec furie. Toujours battus, toujours perdant du monde, ils se recrutent sans cesse. Nous , nous diminuons, nous nous fatiguons, les maladies arrivent. Je suis arrivé à Djidjelli avec cent trois voltigeurs. J’en ai aujourd’hui soixante-huit. Le reste est mort ou blessé et dans les hôpitaux.
Avec tout cela, l’armée , la petite armée qui compte à peine huit cents combattants, est pleine de moral, de force, de courage. Viennent dix mille Bédouins, le jour sur-tout, ils ne nous entameront pas.