Témoignage d’un ancien appelé de la guerre d’Algérie..

Nous dominons la large plaine alluviale de l’Oued El Kebir et, au-delà, nous avons vue sur le Sud de la presqu’île de Collo qui passe pour un repaire de fellaghas.
Cote 88 : vue d’ensemble du cantonnement
Nos prédécesseurs ont sécurisé les lieux en édifiant une double clôture de barbelés avec des blockhaus régulièrement répartis. Ce sont des assemblages de sacs de sable et de grosses pierres ; ils assurent une protection efficace aux sentinelles. Ils ont aussi construit un mirador en parpaings qui permet d’avoir une vue panoramique sur. Du sommet, on devine l’emplacement d’El Milia.
Pour accéder à la Cote 88, il faut quitter la route bitumée et emprunter une très mauvaise piste. Fort pentue, elle décrit de grands lacets que les véhicules « négocient » avec difficulté ; les roues patinent comme le font sur la neige celles des voitures dépourvues de chaînes. Il faut préciser qu’elle a été rendue boueuse par les pluies récentes ; on nous bien prêté un « bull » pour l’améliorer mais ça n’empêche pas les GMC de s’y embourber.
La mechta est parcourue par un réseau de ruelles, de sentiers devrais-je dire, que les fortes pluies des derniers jours de janvier ont transformés en bourbiers. À longueur de journées, on patauge dans cette fange.
Cote 88 : quelques gourbis
Les gourbis de la mechta de la Cote 88 sont de conception classique : quatre murs de pisé et une seule pièce plus ou moins vaste. La charpente, visible de l’intérieur, est simpliste : quelques poutres et, à la place des chevrons, des fagots sur lesquels reposent des tuiles semi-cylindriques. Pour toute ouverture, une porte. Pas de fenêtre. Dans les constructions les plus vastes, on peut loger une douzaine d’hommes, sur des châlits superposés. Dans les plus exiguës, deux lits « picot » suffisent pour occuper tout l’espace vital.
Les fagots sur lesquels sont posées les tuiles sont des repaires à rats. La nuit, nous les entendons trottiner au-dessus de nos têtes. Il leur arrive parfois de tomber sur le sol. Ils se carapatent alors bien vite sur leurs petites pattes. Une nuit, un de ces charmants animaux choit sur mon lit pendant mon sommeil. Stressant ! Désormais, je disposerai ma toile de tente individuelle au-dessus de ma couche, comme un baldaquin mais il ne protègera guère que mon visage.
Il convient donc de chasser ces hôtes encombrants. Nous nous sommes procuré, Dieu sait comment, des nasses pour les piéger. Ça marche assez bien, mais il faut ensuite exécuter les captifs. Un jour, un petit sadique utilise un moyen barbare pour supprimer un rat prisonnier dans sa cage : la lampe à carbure transformée en chalumeau ! Le rat pousse des cris effrayants. Peut-être le bourreau cherche-t-il dans cet acte atroce et stupide un quelconque exorcisme comme ceux qui faisaient rôtir les sorcières sur les bûchers.
La Cote 88 offre tout le confort moderne, sauf l’eau et l’électricité ! L’eau, il faut aller la chercher tous les jours, à l’aide d’une « tonne », dans une source de bonne qualité, heureusement assez proche. Mais nos va-et-vient quotidiens ont attiré l’attention des fellaghas et ce qui devait arriver arrive : ils nous préparent une embuscade. Par bonheur, le lieutenant Trallat a du flair et, ce jour-là, il envoie un fort détachement en éclaireur. Les fellouzes, sans doute peu nombreux, déguerpissent sans même tirer un coup de feu.
L’eau nous est donc rationnée, et pourtant il en faut pour la cuisine, la boisson, la toilette et la lessive. Oh ! On ne se lave pas beaucoup, un peu d’eau au fond du casque lourd suffit pour la toilette du corps tout entier ! La lessive aussi se fait dans le casque lourd. Inutile de préciser que nos slips ressemblent fort à ceux de Berruryer : jaunes devant et marron derrière !
Pour la coupe des cheveux, nous avons un coiffeur à la compagnie. C’est un paysan du Sud-Ouest qui, dans le civil, devait couper les cheveux des gens de son village. En partant pour l’Algérie il a emporté ses instruments dans ses bagages. Judicieux calcul ! En principe, il devrait coiffer gratis, mais tout le monde lui glisse la pièce et, dix francs par dix francs, il se fait son petit magot. Le résultat n’est pas extraordinaire, mais il n’enlèvera rien à notre pouvoir de séduction : il n’y a personne à séduire ici !
Le soir venu, on s’éclaire à la lampe à carbure. Par chance, le carbure est distribué sans restrictions. On peut donc lire et écrire aussi longtemps qu’on le désire. Ça permet surtout de pouvoir veiller avant de prendre son tour de quart ou de garde quand celui-ci commence à 22 heures ou à minuit. La garde est réservée aux simples soldats : ils se tiennent dans les blockhaus et dans le mirador. Ils sont aux aguets, mais il leur faut surtout éviter de prendre pour des fellaghas les ânes qui s’introduisent parfois entre les deux rangs de barbelés.
Les caporaux, caporaux-chefs et sergents appelés prennent le quart. Le gradé de quart a pour tâche de passer de blockhaus en blockhaus pour voir si tout va bien. À la fin du tour de garde, qui dure deux heures, il va réveiller ceux qui doivent assurer la relève. Ça implique qu’il connaisse bien l’emplacement de chaque lit, sinon il se fait insulter par celui qui a été réveillé à tort. Chaque jour, il y a donc un organigramme des quarts et des gardes, concocté par l’adjudant de compagnie et le sergent de jour : il est nécessaire de procéder à des rotations afin de répartir équitablement les bonnes et les mauvaises heures, sachant que ces astreintes se répètent environ une nuit sur trois. Les bonnes heures sont celles du début et de la fin de la nuit, les mauvaises, c’est les autres !
S’il est un gourbi bruyant, c’est bien celui des « radios ». Ils assurent les vacations radios avec l’état-major du bataillon : à heure fixe, ils calent leur gros poste émetteur-récepteur AN-GRC 9 sur une longueur d’onde souvent modifiée. L’un d’eux commence alors à tourner la « gégène » qui fournit l’alimentation électrique. L’autre attend un message ou interroge au micro un correspondant éventuel. Tout cela se réalise, bien entendu, selon un protocole rigoureusement codifié. Quand la liaison est établie, on reçoit ou on transmet des messages cryptés. Le codage se fait à l’aide d’un tableau à double entrée évoquant une grille de mots croisés. Chaque case de la grille est remplie par une lettre, un chiffre ou un mot fréquemment employé tel que « opération », « compagnie », « bataillon », etc… Pour crypter un message, il suffit de remplacer chacune de ces lettres ou chaque terme courant par les deux lettres qui les désignent dans la grille. Ainsi la lettre A peut-elle être désignée par le couple BQ (case de la rangée B et de la colonne Q) tandis que le couple ZK signifiera par exemple « ravitaillement ». En utilisant les 26 lettres de l’alphabet, on pourrait coder 15548 lettres, mots ou expressions. En fait, les grilles en usage en codent beaucoup moins, une centaine peut-être.
Au moment des vacations, on entend sortir du local des radios de longues énumérations dans le genre : « alpha-tango, papa-bravo, lima-zoulou, golf-papa ». Invariablement, la vacation se termine par une triade de lettres fort peu réglementaire et, en principe, interdite : « QBD ! QBD ! » (traduction en clair : la quille, bon D…). La vacation est donc fort longue, mais la sécurité est assez bonne à condition de changer souvent la clef. Des radios participent également à toutes les opérations, ils sont alors munis d’émetteurs-récepteurs de moyenne portée, les SCR 300. Le lieutenant et les chefs de section communiquent entre eux par des talkies-walkies assez lourds (plus de 2 kg), connus sous le nom de SCR 536.
Par le local des radios transite aussi une ligne téléphonique de campagne qui relie El Hanser et El Milia. Elle supplée la ligne normale dont les poteaux ont été sciés par les fells. On a bien essayé de les rabouter, mais « ils » les ont sciés à nouveau. En nous branchant sur cette ligne de fortune, nous passons de longs moments à pratiquer des écoutes sauvages qui pourraient nous coûter cher si nous étions pris sur le fait. En particulier, nous « espionnons » souvent les conversations entre l’unique postière d’El Hanser et ses collègues d’El Milia. C’est comme ça que nous apprenons les mésaventures de Guy Mollet à Alger le 6 février 1956. En ce jour anniversaire des émeutes fascistes de 1934, la rue d’Alger a lancé des tomates sur la « gueule » de Guy Mollet et il a craqué. Il a annulé la nomination du général Catroux au poste de Gouverneur Général de l’Algérie et l’a remplacé par un socialiste bon teint, Robert Lacoste, un choix qui se révélera funeste. Ceci prouve qu’un premier secrétaire du parti socialiste n’a pas forcément la carrure d’un « Président du Conseil des ministres » (on ne dit pas encore « Premier Ministre »).
Ah ! La joie exubérante de la postière d’El Hanser, une petite boulotte, pas très finaude, qui s’habille de manière ridicule et nous paraît déjà vieille alors qu’elle doit être trentenaire tout au plus. Elle exulte au téléphone, sans savoir que nous l’écoutons. Elle tente de faire partager son enthousiasme à sa collègue d’El Milia qui semble plus réservée. La réception réservée à Guy Mollet par les Algérois la comble d’aise. L’Algérie Française a gagné. Oui, elle a gagné une bataille, mais elle a perdu la guerre. Ce jour-là, dans sa majorité, le petit peuple pied-noir n’a rien compris. Enfermé dans ses certitudes, il ne se rend pas compte que six ans après, il faudra jeter le bébé avec l’eau du bain. Ce qui aurait pu être réalisé en relative douceur en 1956 le sera en 1962 dans le sang et les larmes. Au prix de combien de morts inutiles dans l’armée française, chez les Pieds-noirs et surtout, quantitativement parlant, chez les Algériens.
Nous serons nombreux à ne jamais pouvoir pardonner sa lâcheté à Guy Mollet ! Mendès-France aurait tenu tête à la rue algéroise. Mais on ne refait pas l’histoire. Quel gâchis ! Avec un peu plus d’intelligence, de réalisme et surtout de courage, on aurait peut-être pu enfanter une autre Algérie. Durant des décennies, des hommes, des deux côtés de la Méditerranée, payeront cher la veulerie de Guy Mollet. Avec le recul, je me réjouis de n’avoir pas pu voter le 2 janvier 1956 : ça m’a évité d’être politiquement « cocufié ».
À l’occasion d’une liaison sur El Milia, je découvre un nouvel aspect odieux de cette sale guerre. Au coin d’une rue, je tombe nez à nez sur un homme pour qui cette expression ne convient pas du tout : entre sa bouche et ses yeux, on ne voit que deux grands trous, il n’a plus de nez. C’est le châtiment réservé par le FLN à ceux qui sont surpris à fumer malgré le boycott du tabac ordonné par les rebelles. Il y a, de la part du FLN, une volonté de s’imposer par la terreur.
Pauvre population, prise en tenailles entre des rebelles impitoyables et une armée qui réprime sans discernement ! L’armée n’est pas seule à réprimer, il y a à El Milia une antenne d’une police civile un peu « spéciale » chargée de recueillir des renseignements auprès des « suspects » raflés par l’armée au cours des opérations .
On dit qu’ils appliquent des méthodes musclées et que le plus féroce de ces policiers est un Algérien de souche du nom d’Abdallah K… Un jour, pour un motif de service, j’ai l’occasion de pénétrer dans le bureau de ces inquiétants personnages. Le fameux Abdallah K? est présent : c’est un quinquagénaire grisonnant et un peu bedonnant, un bon grand-père, en somme. Ceci devrait me rassurer. Pourquoi alors le seul mot qui me vient à l’esprit est-il « gestapo » ? Ce même jour, le lieutenant s’attarde à l’état-major et j’en profite pour aller à la poste, histoire de voir à quoi ressemblent les postières dont nous espionnons les conversations téléphoniques : elles sont deux aux guichets, jeunes et jolies, autrement plus séduisantes que leur collègue d’El Hanser !
Pour l’approvisionnement en nourriture, nous dépendons surtout de la CCB, basée à El Hanser. Seul l’approvisionnement en produits à courte conservation pose problème mais nous trouvons des solutions. Le pain nous est livré au bord de la route nationale, juste en bas de « chez nous » par un boulanger local. Pour la viande, on nous propose de la « viande sur pied », c’est-à-dire des bovins vivants que les cuisiniers abattent et débitent. Ils ont déjà acquis une certaine expérience avec la « viande gratuite » qui continue d’arriver de temps à autre ; les remontrances de Bigeard sont bien oubliées.
Cette formule a l’avantage de nous faire récupérer le « cinquième quartier » mais le lavage des tripes est difficile à réaliser et le foie est très souvent parasité ; quand il est mangeable, les officiers et les sous-officiers ont la priorité, après prélèvement d’une « dîme » par les cuistots. Avant d’être consommée, la viande doit rassir pendant plusieurs jours. Afin d’assurer sa conservation, on nous attribue un grand frigo qui fonctionne avec un moteur à essence. En hiver, pas de problème mais quand, par la suite, la température extérieure se réchauffera, nous n’arriverons pas souvent à la faire baisser en dessous de 20°C dans le compartiment le plus froid. Malgré ça, nous n’aurons jamais d’intoxication alimentaire à déplorer.
Un jour, on nous propose l’achat de deux porcelets pour les engraisser avec les reliefs de nos repas. Notre compagnie devient une vraie ménagerie. Il y a donc ces deux cochons mais aussi des chiens, un chevreau qui a emboîté le pas de nos gars au cours d’une opération et élu domicile aux cuisines. Quelle imprudence ! Il pourrait flanquer la fièvre de Malte à toute la compagnie, mais qui parmi nous connaît ce risque sanitaire ? Et puis, je crois que nous sommes immunisés contre tout. Personne ou presque n’est jamais malade.
Quand les porcs sont jugés suffisamment gras nous « tuons le cochon », à la mode campagnarde. Un cuisinier prépare même un excellent boudin ! Ce jour-là, c’est Byzance à la 3e compagnie. Nous n’utiliserons pas d’huile d’olive pour faire cuire la cochonnaille et, pourtant, nous en avons une bonne réserve mais? pas d’origine contrôlée. Nous l’avons trouvée par hasard en creusant le sol d’un gourbi : elle était dans une jarre, sous quelques décimètres de terre. Sans doute le propriétaire l’a-t-il cachée-là, avant d’être expulsé. Sans scrupule, nous l’avons accaparée et nous l’utilisons en cuisine. Pas toujours à bon escient : les frites à l’huile d’olive ne laisseront pas un souvenir impérissable à la compagnie !
Nous sommes moins isolés qu’il n’y paraît : un autocar passe quotidiennement au bas de la Cote 88. Les passagers sont tous indigènes, aucun Européen n’oserait s’y aventurer. Il y a un arrêt au bout de notre chemin d’accès et il nous arrive souvent d’y descendre pour prendre livraison du pain quand le boulanger ne peut le faire lui-même. Nous en profitons pour acheter la « Dépêche de Constantine » auprès du chauffeur. Nous avons ainsi des nouvelles fraîches, mais d’une fiabilité douteuse : à croire ce journal, il ne devrait plus y avoir un seul fellagha en Algérie, au rythme où ils sont mis hors de combat chaque jour.
Nous confions même parfois notre sac de courrier « départ » au chauffeur du car. En revanche, notre courrier « arrivée » nous tombe du ciel : chaque jour, ou presque, un petit « piper » vient survoler la Cote 88 à basse altitude et, après un dialogue avec les radios, il nous jette un sac postal contenant ces lettres que nous attendons avec fébrilité.
Depuis quelques semaines, l’administrateur de la commune mixte d’El Milia nous a attribué des crédits pour faire travailler quelques indigènes des mechtas environnantes. Un ancien sergent de l’armée française, qui ne sort jamais sans ses décorations pendantes, a été chargé du recrutement. Ils sont une vingtaine et ont pour tâche essentielle le débroussaillage des environs du camp, au-delà des barbelés, afin d’empêcher un éventuel ennemi de s’approcher trop près des sentinelles sans être vu. Ils dégagent aussi les bords de la grand-route sur une certaine profondeur afin de rendre les embuscades plus difficiles. L’opération est supervisée par l’aspirant Lezourgues, un Pied-noir qui fait fonction d’officier de renseignement à la compagnie. En principe, les hommes touchent 400 F par jour. Ils travaillent de 8 heures à midi et de 14 heures à 16 heures et « pointent » à l’arrivée et au départ. Entre midi et 14 heures, ils font une pause sous les oliviers à la sortie du camp où des femmes leur apportent un maigre repas : de la galette ou du couscous.
Cette initiative de l’administration civile a plusieurs objectifs : contrôler une partie de la population, garder le contact avec elle, offrir quelques subsides à ces pauvres gens. Trallat en a ajouté un : permettre à ses chasseurs de se reposer entre les opérations en « sous-traitant » les corvées les plus pénibles à l’intérieur du camp ou sur la piste d’accès.
Les relations entre la troupe et ces débroussailleurs sont assez bonnes. Nous leur donnons souvent des cigarettes ou des boîtes de conserves rescapées des rations de combat. La plupart ne connaissent que quelques mots de français et deux ne le parlent pas du tout, ils sont sourds-muets. Dans ce groupe, se trouve une espèce de nabot très laid et grimacier qui obtient un franc succès auprès de mes camarades, un peu à cause de son physique – un vrai bouffon de cour – mais surtout de son langage, un sabir où fleurissent les expressions grivoises voire obscènes. Les soldats l’ont surnommé, « Batioui », je ne sais pas pourquoi. Moi, j’aurais préféré Quasimodo. Un jour, je lui demande ce qu’il compte faire de l’argent qu’il gagne en travaillant pour nous :
– Quand y en a assez, je prends le car et je vais à Constantine.
– Pour quoi faire ?
– Pour aller au bordel !
Il fait rouler le « r » de bordel et rigole, rigole, rigole…
Torture et exécution sommaire
Nous employons des travailleurs indigènes pour débroussailler les environs de notre cantonnement.
Voilà que la température s’abaisse et qu’il se remet à neiger. Rien à voir avec les chutes de neige qu’on connaît en Métropole ou encore avec la terrible vague de froid qui y sévit depuis le début de février, mais nos travailleurs ne sont pas habitués aux basses températures. Ils sont d’autant plus frigorifiés que leur « garde-robe » ne prévoit pas le froid : quel que soit le temps, ils sont vêtus d’une djellaba en haillons et chaussés de vieux souliers ou d’espadrilles éculées. Un matin, nous les voyons discuter longuement entre eux. Un homme d’une trentaine d’années se détache du groupe et demande à voir le lieutenant. Il se comporte en délégué syndical et sollicite, au nom de ses camarades, l’autorisation de cesser le travail à midi en raison du froid et de la neige. Refus brutal de Trallat. Les débroussailleurs resteront sur leur chantier jusqu’à l’heure prévue.
Quel culot ! Cet homme est un meneur ! L’officier de renseignement écume de rage. À coup sûr, c’est un agent que le FLN a infiltré ! D’ailleurs, il ne faisait pas partie du groupe au début.
Vers quatre heures, juste avant le départ des débroussailleurs, l’aspirant Lezourgues le fait entrer discrètement dans le camp. Il l’entraîne à l’intérieur du mess des sous-officiers en compagnie d’un sergent et d’un appelé.
La porte est fermée : nous ne voyons rien mais nous entendons.
Ça commence comme un interrogatoire classique :
– Qui t’as envoyé ici ?
– Où as-tu rencontré les fellaghas ?
– Qu’est-ce qu’ils t’ont demandé de faire ?
L’homme comprend le français et le « baragouine » assez bien pour nier avec la dernière énergie : sa démarche était exclusivement motivée par le froid.
Alors commence le passage à tabac. Nous entendons les éclats de voix, les insultes, les coups et les gémissements. Une pause, le temps d’aller chercher Kseub, le gros chien jaune qui ne supporte pas la vue d’un civil surtout s’il porte une djellaba. En analysant les bruits, nous imaginons la scène : le chien qui s’élance et mord, le supplicié qui hurle et tente d’échapper à la bête en escaladant les tabourets ou les tables du mess.
Si j’avais des tripes, je pénétrerais dans le gourbi en criant :
– Arrêtez cette boucherie !
Mais je n’ai pas de tripes ! Peut-être en avais-je au début de mon séjour en Algérie, mais maintenant je suis blindé. Si ça continue comme ça, dans quelques mois ne serai-je pas un tortionnaire moi aussi ? Quand je prends le temps d’y réfléchir, mon évolution m’inquiète. À la tombée de la nuit, on fait sortir l’homme de la salle de torture. Je le vois de loin, il a le visage tuméfié. Ses vêtements sont lacérés par les crocs du chien. Deux hommes vont le ligoter dans un blockhaus sous la surveillance des sentinelles en faction. Il y passera la nuit, une nuit froide de février.
Au matin, je n’ai pas le courage d’aller le voir. Un témoin oculaire m’assure qu’il a un hameçon planté dans le lobe de l’oreille. L’auteur de cette abjection s’en est vanté : une des brutes de la 54-1. M…. a vu un autre « ancien » uriner sur ses plaies. Ces gars se sont vengés sur un être incapable de se défendre ! Vengés de leur séjour forcé en Algérie, des longs crapahutes infructueux, de leur maintien sous les drapeaux et de toutes leurs frustrations. Le débroussailleur est leur victime expiatoire. J’ai souvent tendance à défendre mes camarades d’infortune même dans leurs actes les plus indignes, mais je pense que, par nature, quelques-uns étaient de vrais petits sadiques. Ça m’inquiète : quand ils seront de retour à la vie civile, ne garderont-ils pas certaines habitudes ?
Seul Verdy, notre brave séminariste, a le courage d’affronter le reste de la troupe pour apporter un quart de café bien chaud et sucré au blessé. Personne n’ose protester ou lancer un quolibet. Chacun se sent obligé de respecter en lui le prêtre qu’il sera un jour. Pourquoi n’ai-je pas eu ce courage moi-même ?
Que faire de cet homme qui n’est vraiment pas beau à voir ? Le lieutenant ne se prononce pas sur sa culpabilité mais estime qu’on ne peut pas le libérer en l’état. Il ne faut pas que les habitants du village le voient ainsi. Il est emmené en camion sous escorte à une bonne distance du camp et exécuté. Qu’a-t-on fait du corps ? Je n’en sais rien, mais je suppose qu’on l’a jeté dans l’Oued El Kebir qui l’a emporté vers la mer.
C’est la seconde fois qu’une séance de torture se produit à la compagnie mais, la première fois, le suspect avait été passé à la « gégène » sans que mort s’ensuive. La torture est, paraît-il, pratiquée beaucoup plus fréquemment à la CCB. Je le sais par des amis de cette compagnie qui me l’ont raconté lors de liaisons. L’officier de renseignement chargé de faire parler les suspects par tous les moyens est connu de tous, il s’agit de l’aspirant Dolisseau, un grand gaillard au menton prolongé par un bouc noir qui lui donne un petit air diabolique. On dit que cet odieux personnage prend un certain plaisir dans l’accomplissement de ses basses oeuvres. Il opère dans des locaux situés un peu à l’écart, mais mes amis de la CCB assurent qu’ils entendent hurler les suppliciés, surtout la nuit.
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Des morts et la répression
…. le 20 février, la compagnie est requise pour escorter une équipe civile du service des eaux, chargée de réparer une canalisation dans la montagne au-dessus d’El Milia. Les hommes marchent en colonne sur un sentier. Trois voltigeurs de pointe ouvrent la marche, l’¦il et l’oreille aux aguets. Pas suffisamment ! Des coups de feu crépitent, le premier voltigeur s’en sort indemne, mais le second est tué sur le coup tandis que le troisième s’en tire avec une blessure légère. Les rebelles décrochent aussitôt et disparaissent dans les fourrés. Une poursuite s’esquisse, inutile hélas ! La victime est un gars de la 54-1, un brave type, très discret, Raymond Dode. C’est lui qui a laissé s’évader un prisonnier un mois et demi auparavant sur les bords de l’Oued El Kebir.
Un de ses copains, bouleversé, me racontera qu’à la pause casse-croûte, juste avant l’embuscade, Dode lui a dit :
– Tu crois qu’on la verra, la quille ?
Les gars de la compagnie sont effondrés. La rage au coeur, ils ramènent le corps de leur pauvre camarade à El Milia où on ne dispose pas de cercueil plombé ! Il faudra attendre trois jours avant de pouvoir le transférer à El Hanser pour une brève cérémonie avec remise de la médaille militaire. Ça lui fait une belle jambe ! De là, il sera acheminé sur Constantine avant d’aller reposer dans le petit cimetière de son pays natal, Besse-en-Oisans. Sur sa tombe, on écrira sans doute « mort pour la France« . On m’accusera peut-être de blasphème mais moi, je dis « c’est la France qui l’a tué« .
Le lendemain de la mort de Dode, le 21 février, des événements encore plus dramatiques se produisent dans notre secteur . Au début de l’après-midi, notre attention est attirée par une colonne de fumée noire qui se dégage au pied de la montagne en face de nous, au-delà d’El Milia. Un « piper » va survoler les lieux. Que se passe-t-il ? Les radios mettent un poste SCR 300 en batterie et se calent sur la fréquence de l’avion.
– Autorité, de piper. Je vois des camions qui brûlent.
Nous apprenons bientôt qu’un convoi de fantassins du 51è RI – appartenant comme nous à la 14e DI – qui circulait sur la route d’El Milia à Catinat vient de tomber dans une embuscade. On déplore dix-neuf tués et une douzaine de blessés. Quelques rescapés échappent à la mort en se cachant dans les fourrés. Les assaillants prennent le temps de récupérer les armes et les munitions avant de « décrocher », ne laissant que deux morts sur le terrain. On racontera par la suite que l’embuscade a été montée de main de maître par un ancien sergent de l’armée française mais il se dit tant de choses.
Ces accrochages meurtriers ne sont qu’un signe parmi tant d’autres d’une recrudescence de l’activité des rebelles dans tout le secteur. Est-ce une réponse à la « journée des tomates » ou bien veulent-ils nous montrer que l’opération « éventail » a été totalement inefficace, quoiqu’en pense Bigeard ?
Une opération est montée sur le champ pour retrouver les HLL (hors la loi) coupables du massacre du 21 février. La 3e compagnie est appelée à mettre le cap sur les lieux de l’embuscade. L’affaire tourne vite au règlement de compte. À leur retour, quelques copains me font des confidences que je répète en précisant bien que je n’ai pas été un témoin direct. Selon leurs dires, dans les mechtas proches du lieu de l’embuscade, on a raflé tous les hommes. On les a fait défiler à l’orée d’un bois et, de temps en temps, un officier en désignait un au hasard : il rentrait dans le bois et des petits gars de chez nous l’exécutaient sans état d’âme. Plusieurs chasseurs ayant participé à la répression m’ont assuré que la seule 3e compagnie avait ainsi exécuté environ 30 hommes. Ils voulaient venger les morts du 51è RI et surtout leur copain Dode. S’ils disent vrai, force est de constater que nous sommes en train d’imiter les Allemands pendant l’occupation. Quelle dérive ! Dans la presse métropolitaine qui rend compte de l’embuscade, on peut lire que les rebelles ont perdu 34 hommes. A-t-on « requalifié » en rebelles les habitants exécutés pour l’exemple ?
Le soir même, de retour au camp, le gros Lomère, une espèce de brute au visage rubicond, un ancien de la 54-1, gueule à tue tête, complètement ivre :
– Ah ! Raymond, je l’ai bien vengé ! J’en ai tué pour le venger ! Mais je suis content, j’ai vengé mon copain !
Tous nos gars ne réagissent pas de manière aussi sommaire, mais je crains qu’ils ne deviennent peu à peu sanguinaires et féroces. Sur chacun de nous, cette foutue guerre gomme le vernis de la civilisation et dévoile la brute qui sommeille en tout homme. Pour un mort dans nos rangs, au moins dix en face, coupables ou non, ça n’a pas d’importance ! Ils sont Arabes, donc complices.
Dans les jours qui suivent, un bruit circule à la compagnie selon lequel il y a eu des « bavures » lors de la répression : on dit qu’un proche parent d’un employé de l’administrateur de la commune mixte d’El Milia fait partie des victimes . Si les enfants, les frères des exécutés pour l’exemple n’ont pas pris les armes contre nous ce jour-là, c’est qu’ils n’ont pas de tripes ! Le cycle infernal « exactions du FLN – répression aveugle par l’armée » contribue à renforcer les effectifs des rebelles, mais nos chefs ne semblent pas le comprendre.
Le 30 avril 1956 se termine la durée légale de mon service militaire et le 1er mai je deviens ADL (au-delà de la durée légale). Pour combien de temps ? À ce jour, personne n’imagine que cela excédera 6 mois. Nous sommes bien optimistes : la « plaisanterie » durera un an !
Encore la répression
Le renforcement des effectifs militaires en mai 1956 ne calme pas les rebelles. Au contraire, il coïncide avec une recrudescence de leur activité dans toute l’Algérie. Le 8 mai, onzième anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale mais aussi, hélas, de la sanglante répression dans la région de Sétif, quelques fellouzes viennent nous « saluer » par un tir nourri. Nos abords ayant été largement débroussaillés, ils tirent de loin mais, pour moi, c’est le baptême du feu…. Pas de dégâts chez nous, ni mort ni blessé. Il en est sans doute de même chez l’adversaire….
Nous apprendrons le lendemain qu’il s’agissait d’une vaste offensive concertée : 46 villages et postes militaires au total ont été attaqués dans le Nord-Constantinois.
Près de la Cote 88, c’est à El Milia que les affrontements ont été les plus sérieux : pas de dégâts chez les nôtres mais l’adversaire y a laissé quelques « plumes » et il y a eu des désertions parmi les militaires d’origine algérienne.
Désormais, face à nous, la presqu’île de Collo est redevenue un « sanctuaire à fellaghas » et les grands moyens sont utilisés pour leur rendre la vie difficile. On fait appel à l’artillerie, basée à El Milia. De la Cote 88, nous entendons souvent le bruit des canons et, parfois, sur les collines d’en face, de l’autre côté de l’oued, on peut voir les points d’impact marqués par une fumée blanche.
On en vient même à faire intervenir l’aviation dans ces bombardements : tirs d’intimidation à l’aveuglette ou tirs sur des cibles choisies à la suite de renseignements ? Je n’en sais rien.
De temps à autre, une opération est lancée dans ces terres hostiles. Le 11 mai, la Nième compagnie [de mon bataillon], commandée par le capitaine Voleterre, dit Baraka Jim, est accueillie par quelques coups de feu dans le secteur de la mechta Oudjehane, de l’autre côté de l’Oued El Kebir. Un chasseur est mortellement atteint, un autre est blessé. Bien entendu, je ne suis pas témoin des faits, mais quelques jours plus tard, des gars de la Nième compagnie me raconteront les événements.
Ordre a été donné de tuer tout le monde dans le village d’où sont partis les coups de feu : hommes, femmes et enfants. Au total, il y a 78 morts qui, dans le communiqué officiel, seront qualifiés de « rebelles ». On aurait trouvé une vieille pétoire devenue « armes de guerre » (au pluriel) et un téléphone usagé devenu « central téléphonique ». Le lendemain, sur sa première page, la « Dépêche de Constantine » titre en gros : 92 rebelles abattus dans la région d’El Hanser. En fait, elle additionne deux « résultats », une quinzaine de vrais combattants, tués les armes à la main par la Xième compagnie dans le secteur de Dardara, et les 78 « rebelles » de la mechta Oudjehane. On raconte même, mais j’ai peine à croire tant c’est gros, que le capitaine Voleterre a été décoré de la croix de la valeur militaire pour ce haut fait d’armes .
Meurtre gratuit
« Face de carême », le sous-lieutenant catholique intégriste quitte la compagnie sans être regretté. Il est remplacé par un autre sous-lieutenant frais émoulu de Saint-Cyr et nommé Remisier.
Il a une gueule qui ne me revient pas : un type d’un blond un peu roux, le cheveu taillé en brosse, une vraie gueule de SS, antipathique à souhait. Il reçoit le commandement de la première section
La suite des événements confirmera ma mauvaise impression. Peu de temps après son arrivée, au retour d’une opération, Roland P…, mon copain radio, vient me voir et me dit, bouleversé :
– Remisier a tué Batioui !
Il faut dire que, depuis notre arrivée à la cote 88, lorsque la compagnie part en opération, un officier réquisitionne le premier paysan algérien rencontré sur la route et lui colle le poste SCR 300 sur le dos. La tâche incombe souvent à Batioui, alias Quasimodo, un petit bonhomme, plutôt simplet, laid comme un pou mais fort comme un Turc. Il doit être encore jeune, trente ans au plus, mais sa laideur, sa barbe jamais rasée de frais, ses haillons crasseux interdisent de lui attribuer un âge précis. Comme il traîne toujours en contrebas du camp, il est la première personne rencontrée lors des départs en opération et il hérite du « 300 ». En fait, il n’attend que ça car, ce jour-là, il mange à sa faim en veillant scrupuleusement à ce que ne s’introduise pas la moindre trace d’alouf dans la nourriture qu’on lui offre.
Ce jour-là, Roland P… et son porteur de « 300 » ont reçu l’ordre de s’intégrer à la première section, sous les ordres de Remisier. Lors de la pause casse-croûte, Batioui dépose le « 300 » à terre. Remisier l’attire alors un peu à l’écart et lui signifie qu’il peut rentrer chez lui. L’homme s’éloigne sans méfiance, il nous connaît depuis si longtemps. Il ne va cependant pas loin et tombe bientôt, face contre terre, abattu par une rafale de PM tirée dans son dos par Remisier. Les hommes de troupe sont frappés de stupeur, ils aimaient bien Batioui, ils ne comprennent pas.
Peu après, Remisier quittera la compagnie. Trallat a-t-il demandé son départ ? Je le subodore mais c’est une simple supposition. Personne ne regrette cet odieux individu, pas même les partisans de la répression sans frein. Remisier est remplacé par deux lieutenants rappelés, Bruneau et Grover.
Le 23 juin, nous apprenons que le contingent 54-2A ne sera pas libéré au 1er juillet, après 6 mois de maintien. Ça signifie que ma classe ne sera pas libérée le 1er novembre comme j’étais en droit de l’espérer. Nous allons donc passer plus deux ans sous les drapeaux ! Si je pouvais tenir entre mes mains la gorge de Guy Mollet, Max Lejeune, Robert Lacoste ou Bourgès-Maunoury, je sens que je serrerais très fort !
Début juillet, enfin… la permission ! Après 14 mois d’Algérie.
À mon retour, je rejoins ma compagnie qui a déménagé à Ouled Askeur, un bled perdu dans la montagne au-dessus d’El Hanser.