Le 8 mai 1945 à Djidjelli – Par : Eugène Vallet

Jijel 8 mai 1945La petite ville de Djidjelli, dont la plage accueillante est, chaque année, le rendez vous de nombreux estivants, la cité aux rues larges et ombragées, n’a pas été à l’abri des remous hostiles, qui se sont manifestés un peu partout, en Algérie, et plus particulièrement dans le département de Constantine.

Comme ailleurs, en cette journée du 8 mai 1845, transformée en fête nationale par l’annonce officielle de la reddition de l’Allemagne, écrasée par les Alliés, la population française de Djidjelli s’était réunie sur la place principale, pour acclamer la Victoire.  Elle saluait l’ère nouvelle qui s’ouvrait et devait assurer à la Patrie, avec un avenir de paix chèrement gagné, la possibilité d’un relèvement matériel et moral longtemps attendu.

Au point de vue indigène, Djidjelli est réputé comme l’un des points névralgiques de l’Algérie, et vient après Constantine et Tlemcen dans la nomenclature des centres où s’agitent le plus les passions antifrançaises refusant de désarmer.

Le 8 mai 1945, au matin, la population française de Djidjelli vit, avec étonnement, les abords de la mairie brusquement envahis par des milliers d’indigènes (3 à 4.000), formant des groupes porteurs de bannières offensantes pour l’autorité.

On lisait sur les banderoles : « Libérez Messali ! »« Vive l’indépendance ! », etc.

La manifestation, évidemment préorganisée, avait pris naissance à l’Oasis, point situé à environ 1.500 mètres de Djidjelli, et elle se présentait, menaçante, entourant les notables de la ville et poussant des cris divers.

Le programme officiel des réjouissances comportait la visite au monument aux morts. De la mairie, on pouvait accéder au monument soit par l’avenue Vivonne, soit par l’avenue Gadaigne. Ce dernier trajet est long de 500 mètres. Le premier de 300 mètres. La foule indigène, obéissant à un mot d’ordre, se précipita tout à coup sur la rue Gadaigne, pendant que les autorités empruntaient la rue Vivonne.  Justement inquiète, la municipalité, la police d’État et la police départementale, responsables de l’ordre, firent suivre les manifestants par un détachement de Sénégalais, tandis qu’un autre détachement accompagnait le cortège officiel et prenait position au monument aux morts.

Les autorités furent étonnées de trouver près du monument, une foule de femmes indigènes, venues là sans aucun doute, par ordre. On sait le rôle joué par les femmes berbères dans les périodes de troubles — les youyous excitant les manifestants et les poussant aux gestes exagérés.

Il y avait donc préparation à des événements graves. Les soldats n’étaient pas pourvus de cartouches. Ils ne pouvaient, le cas échéant, que faire usage de leurs baïonnettes. Mais les indigènes ignoraient ce détail.

La foule, dans un désordre tumultueux, arriva bientôt, bannières déployées. Le maintien de l’ordre exigeait une intervention. Elle eut lieu, de façon calme, mais impérative, sur l’initiative de M. le commissaire Bouquet, chef de la police d’État, qui intima l’ordre aux manifestants de lui livrer les banderoles provocatrices. Des cris s’élevèrent : on refusait d’obéir. M. Bouquet réitéra son ordre, en s’adressant personnellement à M. Benkhellaf, conseiller général indigène.

Ce dernier répondit : « Ils refusent ! »

— Je vais employer la force ! prévint le commissaire. Un défi très net partit de la masse : « Employez la force ! »

Une hésitation pouvait aggraver brusquement les choses. M. Rouquet donna des ordres. Les Sénégalais mirent baïonnette au canon et s’ébranlèrent, les deux détachements prenant la foule des deux côtés. Ce fut alors une fuite éperdue des perturbateurs.

Pas pour longtemps. La cérémonie n’était pas terminée que l’on apprenait qu’un appel avait été lancé par les meneurs de la ville aux Kabyles des douars, occupant les massifs montagneux de la
grande banlieue. Les scènes tragiques de 1871 allaient elles se reproduire ? La banlieue appartient aux territoires de la commune mixte de Djidjelli, qui avait à sa tête deux fonctionnaires énergiques : M. Boissin, un administrateur jouissant de l’estime générale, et son adjoint, M. Subrini.

On sut que M. Boissin, en présence de ces graves conjonctures, avait, sans tarder, pris ses dispositions ! Il s’était, par téléphone, adressé à ses caïds, leur montrant l’importance des responsabilités qu’ils allaient prendre et les prévenant que des mesures allaient être appliquées par la garnison et les Français de Djidjelli, si une attaque se produisait. Le chef fut d’autant plus pressant que ses subordonnés s’avéraient hésitants. On affirmait, cependant, qu’un de ces caïds avait déclaré : « Ils me passeront, sur le corps avant d’arriver jusqu’à vous ! »

Par précaution, M. Subrini se rendit aux Béni Foughal, auprès des caïds : mission dangereuse, qu’il expliquait, cependant, avec philosophie, à ceux qui lui adressaient des recommandations de prudence : « Notre profession n’a pas que des avantages. Elle comporte des risques qu’il faut savoir accepter. »
Sur sa route, et même autour des caïds, le fonctionnaire observe des regards mauvais, traduisant de la haine et un esprit nettement hostile. Il eut l’attitude qui convenait et put rentrer sain et sauf, à travers la forêt, pour rendre compte de sa mission à son chef M. Boissin n’hésita pas.  Le lendemain, 10 mai, il partait vers Tamentout. On ignorait ce qu’étaient devenus les gardes forestiers et leurs familles ; nous dirons plus loin ce qui est advenu de cette randonnée, qui, malgré une sage préparation, aurait pu devenir tragique.

Grâce aux mesures prises, l’émeute a échoué, au moment même où elle était prête à éclater. Les officiers et les quelques militaires noirs composant la faible garnison de la ville jouèrent aussitôt après un rôle utile, en rétablissant complètement la situation, un instant compromise.

On peut dire aujourd’hui qu’aucun Français n’avait eu connaissance de l’organisation du défilé, qui n’a pu avoir lieu qu’à la suite d’une préparation longue et méticuleuse, et la diffusion de nombreux mots d’ordre ou consignes.

A Djidjelli, comme ailleurs, la surprise a été totale et l’autorité, aussi bien civile que militaire, laissée dans l’ignorance absolue de ce qui était préparé. La complicité du silence, dans une entente collective ne présentant aucune fissure, caractérise, du reste, à travers l’Histoire, tous les mouvements insurrectionnels en Algérie.

La réaction a été ce qu’elle devait être, énergique et calme à la fois. Le 10 mai, les Français de Djidjelli étaient munis de fusils Gras et de cartouches. Le 11, une milice civile fonctionnait en ville.  Elle montait la garde, avec les Sénégalais.

Le conseiller général Benkhellaf était arrêté, en même temps que ses collègues a l’assemblée départementale : Le Dr Saadane, de Biskra, et Ferhat Abbas, de Sétif. Ces trois personnalités étaient considérées comme les chefs du P.P.A. organisateur de l’agitation (1)

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(1) Benkhellaf a été relâché le 18 octobre 1945, pour cause de maladie. Les deux autres élus ont été relâchés en mars 1946, à la suite d’une mesure d’amnistie. M. Abbas a tenu à préciser, dans les journaux, qu’il avait bénéficié d’un non lieu. Un démenti officiel lui a été opposé, à la tribune du Parlement, par le ministre Le Trocquer.

Dans la nuit du 9 au 10, on amis en sécurité, dans la citadelle, sous les ordres de M. Duga, capitaine de réserve, ancien combattant de Verdun, 60 femmes et enfants français.

L’attitude des autochtones est très nette. Ils ont rompu toute relation avec les Français et ne les saluent plus dans la rue. Dans les fermes des environs, les ouvriers indigènes avaient complètement disparu. Ils revenaient peu à peu, au bout de quinze jours. Et leur attitude embarrassée était révélatrice de complicités.

Cinq mois après les événements, des témoignages, de la sincérité desquels on ne peut douter, affirmaient que la situation restait tendue dans toute la région. Les caïds déclarent qu’ils n’ont plus d’autorité sur leurs administrés : on leur fait grief des ordres qu’ils ont exécutés dans la semaine dramatique. Ils en déduisent des conséquences fâcheuses pour leur propre sécurité, et se montrent réticents dès qu’il s’agit de donner des détails ou de désigner les agitateurs, car ils appréhendent avec quelque raison les vengeances possibles, disons le mot : probables.

Du reste, si Djidjelli a été sauvée, par des mesures opportunes, appliquées à temps, dans une collaboration étroite entre l’autorité militaire et les deux municipalités, de plein exercice et mixte, la grande banlieue du Sud, au delà de la station estivale de Texenna, a, hélas ! enregistré, des drames dont l’horreur rappelle les scènes les plus tragiques de notre Histoire nord africaine.

Nous voulons parler de la mort des 3 Français de Djidjelli, Mme Bovo et MM. Coste et Bovo, ainsi que du massacre des gardes forestiers de Tamentout et de leurs familles. Le premier drame a été évoqué par nous à propos des événements de Chevreul. Le second fait l’objet d’un chapitre spécial sur la forêt en deuil. Grâce au sang froid, avons nous dit, des représentants de l’autorité, la petite ville de Djidjelli n’a pas eu à subir les atrocités de l’émeute et du pillage en pays berbère.

Les enquêtes auxquelles il a été procédé, les constatations faites avant même la période douloureuse enregistrée en mai 1945, ont démontré que, depuis longtemps, se préparait le mouvement qui devait se traduire, — dans la pensée de ses organisateurs — par un raz de marée destiné à balayer tout ce qui représentait la France en Afrique du Nord.

Le 15 octobre 1945, à l’occasion de la comparution de 82 indigènes de Djidjelli et des environs devant le Tribunal militaire de Constantine, une partie du voile officiel qui cachait au public la vérité sur le complot africain antifrançais s’est soulevé et a permis de constater jusqu’où s’étendaient les complicités dans le grand drame en préparation. C’est ainsi que l’on a appris qu’en novembre 1944, un officier commandant du C.L.I. de Djidjelli était informé des propositions parvenues à ses subordonnés, pour l’acquisition d’armes de guerre dont il avait la garde et la responsabilité.

Cet officier, le commandant Albert Dateau, arrivait de France, il avait un passé respectable entre tous. Il avait commandé le secteur Sud de Paris, comme chef F.F.I., en août 1944, au moment de la reprise de la capitale aux Allemands. Au lieu de mettre fin aux négociations qu’il venait de découvrir, il les encouragea secrètement, dans le but de pénétrer au coeur même du complot et de saisir les coupables flagrante delicto. L’opération réussit.

Accueillant les offres qui étaient faites, les militaires pressentis, d’accord avec leur chef, promirent de livrer 42 fusils de guerre et 2 caisses de cartouches. La date de livraison fut fixée : le 30 novembre 1944, un fourgon militaire, apparemment chargé de fûts, sortirait de la caserne, et se rendrait à un endroit désigné, pour livrer les armes.

« Avant de quitter Djidjelli, le chauffeur fit monter près de lui, ainsi qu’il était convenu, un individu qui servait d’agent de liaison avec les réceptionnaires. Arrivé à proximité du pont de la route de Bougie, le camion stoppa. Des indigènes se trouvaient là. Deux d’entre eux grimpèrent sur la plateforme arrière de la voiture.

Apercevant des policiers, cachés dans les fûtailles, ils donnèrent l’alarme. Tous les complices prirent la fuite. La poursuite s’organisa et l’un des fuyards fut arrêté. Ses aveux devaient permettre de nombreuses arrestations (1). »
La poursuite des coupables avait donné lieu à des discussions de compétence. L’administration supérieure, mise au courant des faits, revendiqua le dossier. L’autorité militaire résista et la justice militaire obtint le droit déjuger les prévenus. Ceci est heureux pour la justice tout court parce que les bureaux d’Alger auraient eu tendance à terminer la chose par un classement, sous le prétexte « qu’il ne faut pas alarmer l’opinion publique ».

C’est ce prétexte, largement exploité, qui nous a valu la mort de près de cent Français, lâchement martyrisés et assassinés dans la semaine tragique du 8 mai (2). C’est cette politique qui a provoqué la grâce de presque tous les condamnés et leur renvoi dans leurs foyers. La nouvelle commençait à circuler le 18 octobre 1945.

Elle a eu la plus fâcheuse répercussion sur le peuplement français de nos campagnes algériennes.

Revenons aux débats qui ont eu lieu devant le Tribunal militaire de Constantine, le 15 octobre 1945 :

— 82 indigènes, appartenant au territoire de Djidjelli, comparaissaient sous l’inculpation d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État.

71 étaient accusés de reconstitution de ligue dissoute (P.P.A.), de provocations d’indigènes algériens, de manifestations contre la souveraineté française, d’essai de création d’un groupement armé, avec des insoumis et des déserteurs, au moyen d’une caisse autonome appelée « Caisse Noire », etc. Les 12 derniers sont impliqués dans l’affaire du pont de la route de Bougie, les armes devant être remises à un groupement de choc.

Le Tribunal militaire, après plusieurs jours de débats, a rendu les jugements suivants (1) :

« 72 inculpés, sur 82, ont été condamnés à des peines variant de 15 ans de travaux forcés, 15 ans d’interdiction de séjour, dégradation civique et confiscation des biens, à un mois de prison et mille francs d’amende. »
« Le tribunal a prononcé 10 acquittements. » Le journal précise les chefs d’accusation et ajoute, d’après le texte de la condamnation : « Actes sciemment accomplis, de nature à nuire à la défense nationale.


Source : Eugène Vallet, « Un drame Algérien, la vérité sur les émeutes de mai 1945″, P,133


 

 

 

 

 

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