RÉPARTITION DE LA LANGUE BERBÈRE EN ALGÉRIE – E.-F. GAUTIER (1913)

Le Gouvernement général algérien, sur l’initiative et pratiquement sous la direction de M’ Edmond Doutté, a fait faire une enquête sur la répartition de la langue berbère en Algérie. M’ Doutté m’a prié de l’aider à dépouiller le dossier. La répartition de la langue berbère en Algérie est un fait brutal.

CARTE DE LA LANGUE BERBÈRE, E.-F. GAUTIER, HanoteauOn pourrait imaginer qu’il est établi depuis longtemps, au-dessus des discussions, au moins dans les grandes lignes. Si l’on veut se rendre compte qu’il n’en est rien, on pourra comparer d’un coup d’œi) la carte ci-jointe (pl. XIII) avec celle qui a été publiée par E. Reclus 2.[…]

Le pays Ketama. Ce n’est pas la seule cicatrice d’empire défunt  que~l’on peut croire discerner sur notre carte. La Petite Kabylie, entre la crête du Babor et.l’Oued el Kebir, parle un dialecte arabe si étrange que Hanoteau l’appris pour du berbère (c’est ce lapsus unique et énorme que nous avons signalé). Les arabisants, à diverses reprises, signalé les particularités de ce jargon, sans qu’aucun .en ait jamais fait une étude détaillée. Ce qui est intéressant pour nous, ce sont les frontières entre lesquelles il est parlé. Ce sont, incontestablement, celles de la tribu ancienne des Ketama (Ukutemani des inscriptions de Fdoulès, les Koidamousii de Ptotémée) (1).

Il n’y a pas de tribu berbère plus  illustre : ce sont les Ketama qui ont fondé l’empire des Fatimides, conquis l’Egypte, pris pendant un temps la direction de l’Islam entier. Ce petit district fut, au x. siècle, d’importance mondiale. Dans l’histoire de l’Islam maghrébin, un honneur de ce genre est  invariablement mortel.

Les Koumia. qui ont fondé le royaume d’Abd-et-Moumen (dynastie Almohade); les Sanhadja de Maurétanie, qui ont fondé la dynastie Almoravide, etc., tous ont été ensevelis dans leur triomphe; et les Ketama n’ont pas fait exception à la règle. La tribu berbère qui élève son chef à l’empire se donne tout entière et sans réserve. Elle fournit, à elle seule, jalousement, tous les soldats et tous les fonctionnaires; elle réclame le monopole des batailles et celui, encore plus redoutable, des jouissances; c’est une énorme flambée, où la tribu tout entière est consumée en quelques dizaines d’années. Je ne sais rien d’analogue dans notre histoire européenne.
Aujourd’hui, l’ancien territoire des Ketama est un pays plus boisé que cultivé, dont les indigènes ont été jugés ceux de toute l’Algérie qui approchent le plus du sauvage  (2).

 

 

 

Seulement, sur le territoire de la tribu des Ketama, il se parle un dialecte qui n’a aucun rapport avec aucun des dialectes voisins. D’après M’ W. Marçais, il en aurait avec un dialecte qui se parle dans les Traras, à côté de Nedroma-Nemours, sur. l’ancien territoire des Koumia. Mr Marçais n’a là-dessus que des impressions, qui mériteraient d’être précisées. Les Koumia, fondateurs de la dynastie Almohade, sont un bon pendant des Ketama.

CARTE DE LA LANGUE BERBÈRE, E.-F. GAUTIER, Hanoteau   RÉPARTITION DE LA LANGUE BERBÈRE EN ALGÉRIE – E.-F. GAUTIER… Pl. XIII

Il y a apparence que ce dialecte arabe de Petite Kabylie remonte aux Xe et XIe siècles, à l’époque glorieuse; et c’est là ce qui ferait son originalité. En tout cas, si l’hypothèse n’apparaît pas satisfaisante, le fait subsiste et attend une explication.
Dans le même ordre d’idées, voici deux autres petits faits qu’on serait tenté d’appeler connexes, et qui pourraient suggérer une explication analogue.Dans la brèche arabophone qui sépare les grandes taches berbérophones de l’Aurès et de la Kabylie, assez exactement au milieu, sur la lisière Nord du Hodna, se dresse le Djebel Maadhid.

Dans l’autre brèche arabophone, celle qui sépare la Kabylie de l’archipel Mitidja-Chélif, et dans la même situation centrale (tout près du limes romain), se dresse le Kef Lakhdar.
Or sur les pentes du Maadhid se trouvent les ruines de la Kalaa des Beni Hammad et, au sommet du Lakhdar, celles d’Achir. Ce furent deux villes très célèbres dans l’histoire du Moyen Age berbère, capitales du grand empire Sanhadja (branche Hammadite et branche Ziride).
Leur relation avec les brèches arabophones est-elle simplement fortuite? Je n’en sais rien. La culture citadine et les relations politiques étendues sont difficilement compatibles avec la persistance d’un dialecte rural et local.

Katama, carte berber

 

 

La région Zénete-arabe :  Que l’Algérie occidentale et sud-occidentale soit arabophone, c’est, parmi les données de notre carte, celle dont il est le plus aisé de rendre compte.
Toute cette grande région est une unité géographique et climatique. C’est là seulement que les steppes viennent toucher à la Méditerranée jusqu’au voisinage d’Oran et de Mostaganem on retrouve des chotts et des dunes les grandes plaines sublittorales de l’Oranie sont en communication facile avec les hauts plateaux; c’est le domaine propre des grands nomades.

Cette Algérie occidentale, Ibn Khaldoun la reconnaissait un pays à part, et il l’appelait le Maghreb central; le Hodna, qui la sépare de l’Algérie orientale, en est aussi la grande porte sur le Sahara. Le grand chemin des invasions arabes passe par là: Sidi Okba, qui l’a inauguré, est enterré à côté de Biskra, sur le champ de bataille, on dirait volontiers la brèche, où il fut tué,

Les grandes migrations de tribus nomades arabes, à partir du XIe siècle, ont toujours contourné l’Aurès par le Sud, venant de Tripolitaine et du Sud Tunisien; elles ont abordé invariablement l’Algérie par Biskra, le Zab, le Hodna, pour se répandre ensuite dans l’Ouest et le Nord-Ouest. Ce sont là des faits historiquement établis.

C’est le Maghreb central que les Bédouins (tribus hilaliennes) ont progressivement submergé. Ils y avaient été précédés par un groupe de tribus berbères qui nous dit que le Maghreb constituaient la famille Zénète. 

Ibn Khaldoun central était à peu près tout entier Zénète, et que ces Berbères, au milieu des autres, étaient une sorte de nation, avec un dialecte distinct et uniforme.

Ils s’opposaient violemment aux Berbères orientaux, Ketama et Sanhadja; ils furent ennemis irréconciliables de leurs dynasties (Fatimides, Zirides). Apparemment, c’était le choc de deux organisations sociales irréductibles l’une à l’autre, la nomade et la sédentaire.
A leurs concitoyens sédentaires les Zénètes préfèrent des étrangers nomades comme eux. Ils furent les alliés et les complices des Bédouins. Nous savons par Ibn Khaldoun que les grandes dynasties Zénètes de Tlemcen et de Fez (Abd-eI-Ouadites, Mérinides) ont étroitement associé les Arabes à leur fortune.

Par haine de leurs voisins orientaux et pour trouver un appui contre eux, les Zénëtes ont été les partisans fidèles des kalifes espagnols; ainsi est-il advenu par exemple que la tête de leur ennemi le plus illustre, le Sanhadja Ziri, tué sur le Chélif, alla pourrir sur les créneaux de Cordoue.

Cette familiarité avec les hommes et les choses d’Espagne, attestée par le style des mosquées tlemceniennes, se trouva de grande conséquence, le jour où les victoires castillanes éparpillèrent les émigrés andalous à la surface du Maghreb. Ces missionnaires de la culture et de la langue arabe ne trouvèrent nulle part un sol mieux préparé que dans le Maghreb central. Ils y achevèrent l’œuvre que les Bédouins avaient commencée.

Ici donc nous sommes en pleine lumière historique. Depuis cinq ou six siècles, nous suivons assez facilement les étapes successives qui ont fait de la Zénétie un pays de langue.arabe. C’est de l’histoire simple et claire, et je ne crois pas qu’on en conteste le sens, mais à condition de la connaître.

Elle est parfaitement étrangère à notre culture g:aéra)e et à nos souvenirs scolaires. Sous une forme nécessairement abrégée, elle court le risque d’apparaître obscure et n~me suspecte, imaginaire. En somme, à considérer la répartition actuelle de la langue berbère en Algérie, on a cru possible d’en rendre compte. Mais cela eût exigé peut-être des développements incompatibles avec les dimensions d’un article.

E.-F. GAUTIER,
Professeur de Géographie
à l’Université d’Alger.

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Source : Annales de géographie , Tome XIII, 1913 , P.255

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