Le Naufrage de la Lune d’Amira-Géhanne Khalfallah surprend à la première lecture car le roman algérien ne nous a pas familiarisés avec le roman historique. Entendons ici cette étiquette générique au sens propre du terme, c’est-à-dire un roman qui prend comme décor et acteur une séquence historique du passé, plus ou moins éloignée et qui fait cohabiter, dans ce cadre, des personnages attestés dans l’Histoire et des personnages inventés. L’épisode historique peut être majeur ou mineur, il est toujours significatif de l’intention de l’auteur qui utilise et dévie la documentation au gré de son imaginaire et de ses objectifs. L’équilibre est à trouver entre fidélité à l’Histoire et greffe d’une histoire ou d’histoires qui s’y inscrivent sans mettre en péril l’authenticité du document….
Dans le roman algérien, quelques auteurs mineurs se sont essayés au genre. Celui qui y est parvenu avec grande maîtrise est Djamel Souidi dans son roman édité en 2002, Amastan Sanhaji. Un prince dans le Maghreb de l’an Mil. En effet, si l’Histoire – en particulier depuis 1830 –, est très présente dans les romans, on ne peut parler de moisson de romans historiques. Notons que les choses sont différentes dans les deux pays voisins du Maghreb. Pour ne citer que deux noms : il est passionnant de lire les romans historiques d’Alia Mabrouk – ainsi Blés de Dougga (1993) – en Tunisie ou celui de Zakia Daoud, au Maroc, Zaynab, Reine de Marrakech.
Ainsi, Amira-Géhanne Khalfallah vient enrichir, avec finesse et talent, un genre littéraire peu visité. Pourquoi ce choix, pourquoi ces personnages ? Je n’ai, pour ma part, découvert cette appellation de la ville de Jijel qu’en lisant ce roman et en cherchant où elle était attestée. J’ai donc découvert l’étude de Bernard Bachelot, Louis XIV en Algérie, Gigéri, 1664, éditée en 2011 et son résumé : « En 1664, Louis XIV, soucieux de marquer le début de son règne par une action d’éclat, envoya la totalité de sa marine et ses meilleurs régiments sur les côtes d’Algérie afin d’y implanter une base française. Quand les Français s’emparent du petit port kabyle de Gigeri, ils s’attendent à être reçus en libérateurs du joug turc ; or ils se heurtent à de redoutables guerriers berbères. Bernard Bachelot exhume ici un épisode « oublié » de l’histoire ». Cet ancien officier de marine a encore exploré cet épisode historique dans une pièce de théâtre, L’Alibi, un échec de Louis XIV en Algérie, en 2013 : « Auteur de Louis XIV en Algérie, l’auteur s’appuie sur ces événements historiques pour développer une fiction. Il imagine l’enquête menée par le Roi-Soleil à la suite de son fiasco militaire. Louis XIV choisit un bouc émissaire : Gadagne. Mais celui-ci possède tant d’arguments pour se défendre que le Roi fait volte-face et invente un alibi pour effacer sa défaite des mémoires ».
Amira-Géhanne Khalfallah
Bernard Bachelot a passé une partie de sa jeunesse à Djidjelli et il raconte comment ses arrière-grands-parents, en arrivant en 1871 sur les lieux de ce conflit, ont vu surgir les souvenirs de cette singulière aventure. « Igilgili, Gigeri, Djidjelli, et aujourd’hui Jijel, les syllabes mélodieuses de son nom à travers les âges éveillent en moi la plupart des meilleurs souvenirs de mon enfance et de mon adolescence ». Mais il ne suffit pas d’avoir la source documentaire pour écrire un roman historique retenant l’attention du lecteur. Encore faut-il choisir son angle d’attaque, ses personnages et ses histoires dans l’Histoire. Marguerite Yourcenar écrivait, à propos de Mémoires d’Hadrien, « quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques ».
Aussi à cette documentation historique, la romancière ajoute de nombreuses lectures dont témoigne sa bibliographie car son point de vue n’est pas celui des Français. S’emparant de ces quatre mois de l’expédition – de juillet à octobre 1664 –, elle se place du côté des agressés et de quelques Français de l’expédition, abandonnés sur place, après la défaite. On sait que la moitié des survivants français à l’expédition sont retournés en France ; les autres ont subi le sort de l’époque : faits prisonniers et utilisés comme esclaves, convertis à l’islam ou rachetés par leur famille. La romancière algérienne se place au cœur de contradictions à ces moments de conflits, en focalisant son attention, et la nôtre, sur Jean-François, officier de marine, médecin et grand voyageur et Thiziri, jeune femme audacieuse de Gigéri. Elle ne privilégie pas « les Barbaresques », même si elle ne néglige pas cet aspect historique.
Le roman lui-même se décline en deux « Livres ». de longueur égale. Le choix est de faire alterner deux dates : 1664 et 1679, soit les mois de l’attaque et le devenir des personnages choisis, quinze ans après. Le premier chapitre du Livre I est daté d’avril 1679 et le dernier du Livre II, de la même année. Ils choisissent le même personnage qui a changé d’identité : Jean-François est devenu Raïss Mahmoud. C’est le sort de cet homme et de sa jeune femme qui est le noyau central du roman.
Pour ce qui est des lieux, si Gigéri domine – 7 des 12 tableaux du livre I et les deux tableaux du Livre II – la narration nous fait faire un détour par Versailles (Molière, Lully), Toulon (d’où part la flotte française) et Alger où gouverne l’occupant ottoman. Quant à Gigéri, le récit en chante autant la montagne que la mer en des descriptions parfois convenues, souvent d’un lyrisme maîtrisé.
L’ouverture, en italiques, est assez énigmatique : le je qui s’exprime ne peut être identifié par le lecteur : on comprend juste que ce n’est pas un natif du lieu mais qu’il a adopté cette terre dont il parle comme d’une femme, dans une liaison assez fréquente entre terre et femme. Un nom de femme surgit, Thiziri et la lune est au rendez-vous, à la fois dans le ciel et dans le prénom de la femme : relu, une fois le roman achevé, on peut comprendre ce premier texte comme un blason de l’œuvre, d’une signification essentielle.
Le premier tableau fait le portrait, avec force détails, d’un capitaine de pêche Raïss Mahmoud, différent et mystérieux. D’autres personnages l’entourent dont Remla, le conjador, resté jusqu’à aujourd’hui une figure emblématique de la ville de Jijel. La romancière mêle éléments historiques et informations sur la ville et la région : ainsi de la coutume de « la criée silencieuse » à l’arrivée des bateaux de pêche, ainsi des chants et berceuses qui jalonnent le récit, des rituels féminins, des cérémonies de mariage, du tissage.
Le Raïss Mahmoud, aidé de sa femme, a réussi la prouesse de s’intégrer dans cette communauté sans effacer son étrangeté : « Des yeux bleus, un teint hâlé, et des centaines de taches de rousseur qui se disputent une place sur son visage. Le Raïss parle plusieurs langues comme il est de coutume ici ». Le couple semble uni et, néanmoins, l’inquiétude de l’abandon taraude la jeune femme qui se transforme, de grossesse en grossesse. La narratrice se plaît à rendre le lecteur complice des pensées de l’un ou de l’autre, en alternance. Mais les intentions du roi de France ne sont pas oubliées et sont exposées avec précision et sans excès. La surenchère n’est pas de mise dans la mesure où l’issue de la défaite est connue. En 1664, la seule échappatoire pour Jean-François, ce sont les lettres à sa bien-aimée, citées en texte. Il est à la fois ébloui par le pays et heurté par la manière de l’agresser : « Le soir, il me reste la lune. Elle est ma confidente, ma seule lumière dans cette contrée qui nous rejette de toutes ses forces, de sa plus profonde douleur ».
Les batailles sont vues d’un peu loin, plutôt que décrites : ce qui importe, ce sont les personnages choisis pour faire comprendre la gabegie qui suit les heurts sanglants : on aura ainsi le parcours d’un renégat, Christian devenu Othman, des esquisses de janissaires. Dans le Livre II, on suit le sauvetage de Jean-François qui, blessé et soigné par Thiziri, devient son époux. Thiziri chante un poème d’Ibn ‘Arabi, éclairant l’ouverture d’esprit que l’éducation de son père lui a donnée :
« Auparavant, je pouvais renier un ami
Si ma foi ne se rapprochait pas de la sienne.
Mon cœur accepte désormais toute forme
Il est pré de gazelles,
Et cloître de moines chrétiens,
Temples d’idoles, Kaaba du pèlerin,
Tables de la Torah et feuilles de Coran.
J’appartiens à la religion de l’amour
Partout où vont ses caravanes
Car l’amour est ma religion et ma foi… »
En fin de roman, Raïss Mahmoud et Remla prennent la mer et disparaissent : « Depuis, à chaque fois qu’une femme prépare la galette de dattes au printemps, on dit qu’elle guette le retour de l’absent ». Le roman historique se veut à la fois récit fidèle à la grande Histoire et, par l’imaginaire qu’investit le romancier, clin d’œil au présent. Comprendre l’Histoire du passé, c’est éclairer le présent ou le rêver, c’est toujours interroger quelque chose d’actuel. C’est ce message de tolérance qu’a, sans doute, voulu faire passer Amira-Géhanne Khalfallah. Elle réussit à faire rêver d’un monde d’ouverture et d’acceptation de l’autre en s’attardant plus sur la psychologie de ses personnages principaux que sur le fait historique qu’elle ne néglige pas pour autant.
Source: Diacritik, Par Christiane Chaulet-Achour, 11 octobre 2018
Amira-Géhanne Khalfallah, Le Naufrage de la lune, éd. Barzakh, 2018.