L’EXPÉDITION DE DJIDJELLI (1664), Charles Monchicourt, Revue maritime 1898.

I. La prise de Djidjelli, 1664.Djidjelli, Gigeri 1664, Gigery 1664, Jijel

Cinq mois passés et sa croisière finie avant l’époque habituelle, Beaufort était en 1664 de retour à Toulon le 29 mai. Aussitôt il mit l’embargo sur les navires marchands à l’ancre dans nos rades de Provence et il en fréta une quarantaine pour aider au transport des vivres et des troupes. Nous avions déjà 8 galères ».

Djidjelli, Gigeri 1664, Gigery 1664, Jijel

Et 14 vaisseaux où prirent place 3,907 soldats de divers régiments, répartis de la sorte.

Djidjelli, Gigeri 1664, Gigery 1664, Jijel

On comptait encore 800 hommes du régiment des vaisseaux et une centaine de volontaires. De plus, 1000 soldats avaient dû prendre place sur les bateaux nolisés par Beaufort. Supposition confirmée par un passage de Pellisson, par la Gazette de France, qui estime notre armement à environ 6,000 hommes’ et que nous légitimerons à la fin de ce travail en évaluant les pertes subies par l’expédition. Malte, notre alliée en cette occurrence, fournissait de son côté 1200 hommes , soit au total un peu plus de 7,000 combattants et non 8,800 comme le voudrait Mercier, lequel parle, il est vrai, d’un bataillon anglais et d’un hollandais.

Mais il faut écarter cette assertion que ne corrobore aucun document seul le Récit très véritable cite quelques canonniers de ces deux nationalités. L’armée fut confiée au comte de Gadagne, promut à cette occasion lieutenant général le 6 avril 1664. De La Guillottière était son maréchal de camp, de Lestancourt avait l’artillerie, de Clerville le génie et Charuel l’intendance. Les sept galères de Malte obéissaient au commandeur de Galdianes, les nôtres à de Ternes, le reste de la flotte à Du Quesne et à Paul.

Quant à Beaufort, il était revêtu de la direction suprême des forces ‘de terre et de mer et il avait arboré sur la Royale son pavillon amiral.
Il y aurait beaucoup à argumenter pour un philosophe sur le penchant des humains à se scinder en groupes ennemis quand ils ne sont pas excités à l’union par la grandeur du but ou contraints par une autorité ferme qui les oblige à la concorde. Tendance singulièrement exaspérée lors que, à l’incompatibilité des humeurs, se joignent comme alors des rivalités de corps, des attributions spéciales non hiérarchisées entre elles et un contrôle occulte exercé par quelques uns des chefs eux-mêmes.

Beaufort, quoique issu de Henri IV et de Gabrielle d’Estrées, était sans courtoisie, commun, et d’un commerce désagréable. D’une ignorance et d’une morgue de grand seigneur, il manquait des qualités élémentaires exigées par son rôle. Son défaut de mémoire le portait à tomber en d’étranges confusions et à se contredire dans ses ordres. Voyant tout par le petit côté, négligeant l’essentiel pour s’attacher au détail, s’occupant de tout, mêlant tout, brouillant tout, il s’aliénait ses officiers de deux manières, soit en accomplissant leur ouvrage, soit en affectant de ne pas les consulter quand il le devait, et en revanche, quand on lui résistait, il s’abîmait parfois dans une inaction profonde et durable.

[…] Sur ces entrefaites, de Clerville arriva à Toulon et ce n’est qu’à cette époque tardive que Djidjelli devint notre objectif.

Le 24 juin, La Guette en instruisait Colbert :

« Nous avons même conféré tout de nouveau avec M. de Clerville et après beaucoup de raisonnements qui ont été faits sur l’importance de Bougie et de Bone, on a résolu de s’en tenir à Gigéri, supposé toutefois qu’il soit tel que l’on rapporte qu’il est. »

Phrase qui nous confirme que l’ingénieur n’avait pas visité Djidjelli, car « on » désigne vraisemblablement ici le duc de Beaufort, devant les assurances de qui Clerville s’inclina.

En réalité, que penser de cette cité ? Tanger et l’Espagne en sont à une énorme distance. D’autre part, son rayon d’influence sur l’arrière-pays est restreint. Stora à l’est, Bougie à l’ouest, drainent l’intérieur, dont Djidjelli est séparé par une barrière de montagnes. Aujourd’hui encore aucun chemin de fer ne le réunit à la ligne longitudinale Oran-Tunis. Mais sur une saillie du littoral, Djidjelli se présentait comme une station de navire sur le chemin de Gibraltar à l’Egypte et aussi comme un repaire de pirates, d’où en 1516 Aroudj Barberousse s’était élancé à la conquête d’Alger.

En somme, moins favorable qu’Al hucemas pour la politique européenne, moins bien doué pour le commerce que Stora, Djidjelli était plus maritime que l’un et l’autre et plus apte à constituer une place de guerre contre les corsaires. Nous verrons plus loin ses avantages et ses inconvénients en tant que port.

La délibération sur Djidjelli avait été secrète. Les galères partirent le 21 juin, la flotte. leva l’ancre le 2 juillet sans. que rien ne transpirât de leur destination. Tout engageait à cette réserve. La Turquie nous avait bien autorisés à châtier les Barbaresques, mais non à nous fixer sur la côte africaine, et Colbert craignait que le Divan ne recourût à la Porte et que celle-ci ne saisît avec joie cette occasion de restaurer son ancienne domination’. L’habileté de de Lionne écarta ce péril.

Quant aux Algériens, ils ne savaient où se protéger.. En Espagne on prononçait le nom de Bougie .

La seule chose qui fût notoire, c’est que le rendez-vous général était aux Baléares..

Nos galères mouillèrent à Port-Mahon (Minorque) le 27 juin , celles de Malte le matin du 7 juillet. Le soir même, les ralliait l’escadre de Beaufort, sortie de Toulon le 2 juillet, et grossie du César et de la Reine, amenés de la Rochelle par Fricambault et Vivonne . On relâcha dix jours à Minorque et c’est là qu’éclatèrent nettement les mésintelligences. Au début, déférence de Beaufort envers son collègue, amitiés prodiguées à son chef par La Guillottière., l’entente avait paru accomplie. Mais avant qu’on ne gagnât les Baléares, un incident avait déjà montré quelle antinomie irréductible existait entre Gadagne et Beaufort.

Gadagne ayant inspecté les troupes en avait éliminé les « passe-volants », ce qui mécontenta bien des gens, parmi lesquels de La Boulaye et le comte de La Mark, colonel,de Picardie. Après la revue, ils réintégrèrent les non-valeurs écartées par Gadagne. D’où plainte de Gadagne à Beaufort, sourde oreille du prince, habitué à ces abus, déconvenue de Gadagne et premiers froissements.

 


 

Selon le Récit très véritable, le voyage vers Minorque aurait été rempli par les intrigues de Clerville. L’ingénieur aurait essayé en vain. de se concilier Gadagne et se serait insinué auprès de La Guillottière et de Beaufort. Son désir dévier : l’expédition sur Bone pour devenir gouverneur du Bastion de France (la Calle, ndlr) et s’enrichir par le trafic. Il n’entre nullement dans nos intentions d’esquisser ici, par simple esprit de contradiction avec nos devanciers, une apologie du chevalier de Clerville mais nous aurons assez de reproches fondés à lui adresser sans le charger maintenant de griefs chimériques. Les visées de Clerville sur Bone étaient un bruit qui circulait dans le public et dont le Ms. Clairambault s’est aussi fait l’écho. Seulement, comme c’est le cas pour beaucoup de rumeurs, celle-là était fausse.

Car sans cela comment Clerville eût-il tout récemment approuvé ou du moins accepté le choix de Djidjelli ? Comment encore, sachant que c’était Beaufort qui avait patronné cette ville, l’ingénieur n’eût-il pas nourri quelque ressentiment contre le duc? Or la meilleure harmonie a toujours régné entre eux. Si les écrivains antérieurs ont accueilli ces fables, c’est que, sur la foi du Ms.Clairambault, ils croyaient que Clerville avait jadis indiqué Bone, assertion que, grâce à des documents nouveaux, nous avons anéantie dans notre chapitre 1er[…].

On quitta Port-Mahon (Minorque) le 17 juillet, mais la brise ayant molli on demeura le lendemain en vue des Baléares. C’est alors, aucune indiscrétion n’étant plus à prévoir, que Beaufort communiqua au conseil l’ordre du roi concernant Djidjelli. Le 19, on aperçut l’Afrique et, les galères longeant la rive, les vaisseaux louvoyant au large, on atteignit Bougie. Le poste reconnu, Gadagne ouvrit l’avis de s’en emparer. C’est à peine si l’on nous avait salués de quelques coups de canon murailles et forts paraissaient vides on sut depuis que la garnison s’était enfuie. Gadagne observa que la rade était utilisable sans besoin de l’améliorer et que deux semaines suffiraient pour remettre à neuf les fortifications turques; mais n’osant pas délaisser Djidjelli, il avança l’idée, de conquérir Bougie.
en passant. De Ternes, Paul et quelques autres l’appuyèrent. Clerville, au contraire, regimba. N’avait-on pas pesé tous les projets possibles avant d’adopter Djidjelli ? Il fallait donc s’y tenir.

A ce sujet, Gadagne, dans son mémoire, réitère contre Clerville les imputations du Récit très véritable:

Clerville, persuadé que Djidjelli ne pourrait être conservé, n’aurait insisté pour cette cité que dans l’espoir de conduire ensuite plus facilement les troupes à Bone, mobile que Gadagne avoue lui avoir été suggéré par des tiers et bien après Bougie.

Il n’est tel qu’un naïf pour inventer un Machiavel; mais Clerville n’était pas si compliqué que Gadagne l’imaginait, et le raisonnement qu’il développa en cette circonstance est si juste, qu’il n’y a pas lieu de lui chercher des origines si lointaines et je dirai même si absurdes.

Quoi qu’il en soit, l’objection de Clerville triompha. Gadagne en conçut une irritation violente et, quand l’affaire de Djidjelli échouera, il se leurrera que le cours des événements aurait été autre si l’on avait suivi son opinion. Regret incompréhensible, car si nos soldats ne purent défendre Djidjelli seul, ils auraient encore moins pu garantir Djidjelli et Bougie ensemble.

A l’aube du 22 juillet, l’escadre découvrit Djidjelli. Plusieurs capitaines de navires, parmi lesquels Du Quesne, La Guillottière, Clerville, et les pilotes de la Royale et dès galères, se détachèrent pour sonder le port et examiner l’endroit le plus favorable au débarquement. Ils se décidèrent pour un petit promontoire à l’est de la ville et où s’érigeait la Koubba d’un marabout. Les galères remorquèrent les vaisseaux près du rivage, puis on jeta l’ancre. Quelques boulets répondirent à. cette opération. Mais Paul fit tourner vers la côte le flanc des vaisseaux, de façon à constituer une formidable batterie.

Quant aux galères, elles touchaient presque le sable de leur éperon. La Royale arbora au grand mât la flamme et le’ pavillon rouge et le feu commença. Bientôt l’artillerie adverse fut réduite au silence, mais les indigènes étaient en force et leur cavalerie qui ne nous avait pas perdus de vue depuis Bougie caracolait avec des cris de haine et des flamboiements d’armes. La Guillottière, qui était le plus ancien maréchal de camp, prit son jour. Il composa ainsi sa ligne d’attaque à l’aile gauche, vers le Marabout, Picardie avec Vivonne et les volontaires au centre, Malte et Gadagne; à l’aile droite vers la ville, les Gardes et Beaufort.

Les autres régiments se déploieraient ensuite comme soutien. Vivonne enleva le Marabout, puis les ennemis plièrent partout sous notre élan, se rompirent et se débandèrent. Vainqueurs et vaincus s’étaient tué réciproquement400 à 500 hommes. Nous occupâmes la ville, dont les habitants s’étaient enfuis, et Gadagne installa le reste des troupes sur les hauteurs qui entourent directement Djidjelli.

Djidjelli, Gigeri 1664, Gigery 1664, Jijel


 

Mais il était écrit que chacun des actes de l’expédition devait servir d’aliment aux rancunes personnelles. Lors de la descente, ce fut à qui de Gadagne, et de Beaufort, ne laisserait pas à l’autre l’honneur de fouler le premier le sol africain. Maintenant, c’est Clerville qui juge mauvaises les dispositions de Gadagne et qui profite d’une visite de Beaufort au camp pour faire rapprocher de Djidjelli Picardie et Navarre.

Cela vexa Gadagne et fatigua inutilement les soldats déjà harassés. En trois semaines, les discordes des chefs s’étaient accrues jusqu’à se répercuter sur l’armée.

Marseille apprit dès le 6 août que Djidjelli était à nous et le duc de Mercoeur se hâta d’en instruire Louis XlVI, La joie était énorme. Colbert exultait. Les négociants marseillais autrefois si rétifs expédièrent à leurs frais à Beaufort un navire chargé de victuailles et de munitions.

Le commandeur de Galdianes, dont la valeur avait été très remarquée, reçut du roi une boite enrichie de diamants avec son portrait. Mais, en même temps que la nouvelle de la victoire, arrivait aussi à Paris la confirmation des mésintelligences des généraux, comme si le sort eût voulu annoncer ensemble au roi la réussite présente de ses conceptions et lui en faire pressentir la ruine finale.

Louis XIV félicita chaudement son cousin, mais ajouta-t-il :

« Je vous avoue…que je ne puis approuver les petits mécontentements qui se sont glissés parmi les officiers, et vous qui commandez, aux autres y devez contribuer avec plus de soin que qui que ce soit, sans prendre garde à des bagatelles indignes de vous».

En attendant, Beaufort inspectait sa conquête et il en était enchanté:

«De l’aveu de tout le monde, s’écriait-il on y peut faire un très bon port et une place miraculeuse ».

Djidjelli justifie-t-il cette hyperbole? Bâti sur un rocher plat qui s’élargit en forme d’enclume, il n’est relié au continent que par un isthme étroit. Au sud-est, entre la ville et un promontoire distant d’environ 800 mètres, est une rade protégée de la houle du nord par une série d’écueils qui prolongent au nord-est le rocher même de Djidjelli. Ce bassin, assez semblable à celui de Tripoli, s’ouvre à l’est sur un front d’un kilomètre et sa contenance est d’à peu près 50 hectares.

A l’ouest de la ville s’étend une crique assez profonde, le Mers Chara des géographes arabes, que surplombe une éminence de 200 mètres de long sur 120 de large. Appelée aujourd’hui Rocher Picouleau et alors la Montagne Sèche, elle est propre à l’édification d’une citadelle qui dominerait les deux ports, à condition d’être appuyée par des ouvrages élevés sur le Korn el Djebel, qui est l’ancienne Montagne de la Tour.

Des sondages furent immédiatement pratiqués par Clerville et les gens de la marine. Colbert demanda des relations aux capitaines des navires. Le Dépôt des Cartes et Plans de la Marine nous en a conservé huit! ainsi qu’un certain nombre de croquis. Nous avons ici reproduit un de ces derniers, augmenté de quelques détails extraits des autres.

Il illustre l’opinion du plus célèbre de nos marins de cette époque, le chevalier Paul, dont nous avons une lettre adressée en août à La Guette et un mémoire composé le 8 septembre. Voici un passage de la lettre :

« Depuis la première roche de l’entrée du port jusqu’à la ville, l’ayant mesuré moi-même, il y a de longueur 530 brasses, si bien que ledit môle faudrait qu’il ait la même longueur. et les dites brasses tirant chacune 5 pieds et la toise tire 6 pieds et pour rendre le port fort bon et afin de rompre les vagues. il faudrait y faire une autre pointe de môle de 60 toises de longueur tirant du nord au sud, lequel serait le plus difficile à faire, ayant de la profondeur qui est de 60 à 70 pieds. »

Paul estimait donc qu’il fallait réunir par un môle tous les récifs et la ville tandis qu’un autre môle (A de notre carte) s’élancerait de l’îlot le plus lointain vers le sud-est. Voici maintenant la conclusion du mémoire au sujet du port :

« Lorsqu’il sera achevé l’on y pourra tenir 15 ou 20 navires et 10 ou 12 galères en tout temps. et si l’on ne veut que faire boucher la grande passe et la petite qui sont proches de la ville (B de notre carte) l’on n’y pourra tenir l’hiver que 8 ou 10 galères et 4 on 5 de nos moyens navires… sinon… l’on y pourra tenir 2 ou 3 tout au plus de nos moyens navires et…. l’on ne saurait assurer que les dits navires puissent être en sûreté pendant l’hiver. »

Paul remarquait aussi que l’on ne pourrait procéder à la construction du môle que pendant 4 ou cinq mois par an. Ces renseignements sont corroborés par les réponses des autres officiers. Djidjelli était donc loin d’être naturellement un port excellent comme l’avait publié Beaufort, mais il était apte à. devenir, avec de grands travaux, une rade satisfaisante. Oeuvre que la saison trop avancée ne laissa
même pas entreprendre.

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Charles Monchicourt, Revue maritime 1898, T.137 , 1898, P. 467
Charles Monchicourt, Revue maritime 1898, T.138 , 1898, P. 41


II. Kabyles et Turcs .

 

[…]Dès le 23 juillet, des Kabyles, drapeau blanc déployé, se présentèrent comme parlementaire. Beaufort se les fit amener, leur déclara que le roi n’en voulait qu’aux corsaires d’Alger et leur offrit son alliance pour secouer le joug des Turcs. Mais ces pourparlers cachaient une ruse. Les envoyés étaient à peine hors de vue que l’ennemi nous assaillit avec vigueur. Un avant-poste des Gardes fut refoulé sur son régiment, et il fallut que Beaufort et Gadagne rétablissent le combat.

Depuis lors, on ne goûta guère de repos. Chaque buisson, chaque rocher recélait un Kabyle, fusil en main et l’oeil au guet. S’aventurait-on sur un terrain plus découvert, retentissait aussitôt le galop forcené de cavaliers qui hurlaient, faisaient feu, tuaient quelques hommes, et qui, à l’arrivée de renforts, s’éloignaient de toute la vitesse de leurs chevaux insaisissables dans un tourbillonnement de burnous blancs et de poussière. Attaques inopinées plutôt qu’opiniâtres, tactique impétueuse et fuyante autant qu’inattendue et qui déroutait nos soldats….

Ces escarmouches étaient traversées parfois de moments de répit pendant lesquels les Kabyles nous vendaient des vivres, des chevaux, s’inquiétaient du sort de leurs prisonniers qu’ils semblaient craindre que nous n’eussions mangés et se procuraient des médicaments pour leurs blessés. Leur costume primitif réjouissait nos troupes 1, qui auraient pu garder leur verve pour dauber sur les casaques brodées, les cuirasses, les habits ornés de dentelles et de rubans, les perruques, les feutres à panache et autres affiquets fort incommodes, surtout pour guerroyer sous un climat chaud. Durant ces suspensions d’armes, on essaya de traiter avec les indigènes, mais sans résultat, à cause de leur duplicité.

Ils amusaient Beaufort par des protestations d’amitié sans cesse oubliées et toujours renouvelées, et chaque tribu rejetait sur les voisines la responsabilité des trêves rompues et des serments violés. Ces alternatives devaient durer plus d’un mois. Cependant, beaucoup se défiaient des Kabyles. D’ailleurs, un de ceux-ci, plus franc ou plus simple que ses camarades, avait prévenu les nôtres:

« Tous nous aimons la guerre, nous y sommes habitués, et quoi qu’on vous dise, vous n’obtiendrez jamais la paix. Partez donc et cherchez un autre pays où vous puissiez faire une guerre plus avantageuse»

On pouvait donc conjecturer que Djidjelli français serait éternellement assiégé du côté de la terre comme l’étaient alors Tanger anglais et Oran espagnol, comme le sont aujourd’hui Ceuta et Melilla.

Le 28 juillet, jour de sainte Anne, Te Deum (un hymne latin chrétien) chanté et la croix hissée en divers endroits , un conseil eut lieu au sujet des lignes. Les deux partis ouvrirent des avis différents. Gadagne, Vivonne et la plupart des officiers voulaient qu’on se resserrât sur un espace restreint et qu’on s’y rendît inexpugnable. Beaufort répliqua que mieux valait attendre la réponse de la cour au projet de citadelle déjà expédié par Clerville.

Pourquoi tant de hâte ? Les ennemis ne manquaient-ils pas de gros canon, qu’ils ne pouvaient recevoir que par la mer dont nous étions maîtres ? N’étaient-ils pas brouillés avec les Turcs et n’avaient-ils pas récemment refusé leur secours? Ce raisonnement triompha, au grand dépit de Gadagne, qui s’en plaint dans son mémoire.

Au milieu de ces dissensions, les troupes furent réparties ainsi:

  • Picardie, près de la rade;
  • Malte et les Gardes, en plaine;
  • les Royaux, à mi-côte;
  • Sur le flanc et du Djebel el Korn, Normandie et Navarre qui touchait à la mer,
  • Au Marabout et sur le reste des hauteurs, le régiment des vaisseaux.

Une demi-lune au Marabout’; un fortin devant Malte; un réduit à la tête de Normandie, défendirent le front de l’armée. De plus, on bâtit sur le Djebel el Korn une tour qui dominait la trouée sous-jacente. Mais bien que cette tour fût commandée elle-même par le Djebel Ayouf, on ne songea pas à s’assurer de celui-ci. Faute capitale et que l’on expiera cruellement.

Cependant, la concorde n’eût pas été hors de saison.

En effet, les Kabyles grossis en nombre, irrités que nos retranchements eussent été édifiés avec des pierres de tombeaux et excédés des incursions journalières de nos fourrageurs, avaient passé d’une indécision malveillante à une hostilité déclarée.

Il fallut escorter les pourvoyeurs et l’on fit des sorties de 500 à 1000 soldats, ce qui amena des engagements. Dans l’un de ceux-ci, les volontaires désireux de se distinguer s’exposèrent trop, et l’un des leurs, de Villiers, y perdit la vie.

Le marabout de Djidjelli, Sidi Mohammed (se nommait « Sandis Mahon« , selon Pellisson!), avait, en réveillant le fanatisme religieux, réconcilié leurs tribus toujours en lutte. Il s’était, acquis l’alliance de la famille Mokrani, toute-puissante dans la région des Portes de Fer, et de Ben-Ali, cheick de Collo.

II avait prêché la guerre sainte et la Petite-Kabylie frémissait d’enthousiasme depuis l’oued Sahel jusqu’au delà de l’oued el Kébir et du plateau de Sétif jusqu’à cette mer maudite qui avait vomi les chrétiens.

Sidi Mohammed s’installa sur le Djebel Ayouf que nous avions si malencontreusement négligé et il fut bientôt en mesure de nous assaillir. Il débuta le matin du 21 août en attaquant à l’improviste 600 hommes qui étaient de corvée pour ramasser du bois. L’affaire fut chaude. Gadagne et Vivonne, quoique souffrants, accoururent, pensèrent tomber entre les mains des ennemis et eurent leurs chevaux tués sous eux.

Après un combat de six heures, l’avantage nous demeura. Se signalèrent dans cette échauffourée: Cadier et Cadillan, capitaines à Normandie et les Gardes. Y périrent le marquis de la Châtre et un capitaine de Navarre .

Le 23, les Kabyles de rechef à la charge s’en prirent à la Tour que nous avions élevée sur le Djebel el Korn et qui était le seul ouvrage sérieux qui protégeât nos lignes. A l’aube, par un brouillard épais, ils montèrent à l’assaut avec tant d’impétuosité que leur tentative aurait réussi sans La Guillottière et 400 hommes survenus à temps.
Le chevalier du Tronchet, blessé à mort, fut remplacé dans le commandement de la Tour par Cadillan, et le poste renforcé compta chaque jour 40 soldats de garde, 2 sergents, 1 enseigne et 1 lieutenant.

Quatorze têtes de Kabyles tués, fichées au haut de la Tour, rappelèrent aux indigènes leur insuccès.

Gigeri_1664

Cependant les communications entre l’Afrique et la France étaient relativement fréquentes. La Françoise et la Victoire, qui avaient gagné la Provence au commencement d’août, touchaient de nouveau à Djidjelli le 2 septembre. Le duc congédia les galères le 7 septembre, car la saison devenait dangereuse pour elles. Deux semaines plus tard, un vrai renfort que l’on préparait dès les premiers jours d’août et que, à l’origine, devait diriger le marquis de Martel, leva l’ancre de Toulon.

Il se composait de dix voiles 3, à savoir:

La Notre-Dame, l’Anaa, le Tigre, l’Elbeuf, la flûte Royale, la flûte l’Espérance, 1 vaisseau et 3 barques.

Une tempête les dispersa sur les côtes de Sardaigne et brisa le Tigre au cap de la Casse (della Caccia). Le navire sombra avec un immense matériel et, sur 122 hommes d’équipage, 64 périrent . Désastre irréparable, car si grâce à la Françoise et à la Victoire, nous avions des vivres jusqu’au 14 novembre, il n’en était pas de même pour les autres approvisionnements.
Le reste de la petite flotte mouilla à Djidjelli le 25 septembre. Elle avait à bord de Lessines, agent du roi.

 


III – Arrivée des Turcs.

 

Désespérés de: leur insuccès et poussés par Sidi Mohammed, qui leur prêchait la réconciliation de tous les musulmans contre les infidèles , les Kabyles avaient imploré le secours des Turcs, jadis refusé lors de notre descente, et ils leur avaient ouvert les défilés des montagnes, jusque-là jalousement fermés. Le Divan d’Alger, inquiet pour la piraterie que menaçait gravement notre présence à Djidjelli, s’était empressé d’accepter, avait échangé des otages, et le 28 septembre nous apprenions que les janissaires marchaient contre nous avec du canon. Tout le monde fut stupéfait et Clerville le premier, qui n’avait cessé de proclamer que jamais Kabyles et Turcs ne s’accorderaient.

Le 1er octobre, les Turcs furent signalés du côté de l’est. Ils comptaient 200 cavaliers et 2,000 fantassins sous Ali-Bey, parent de Ferhad, bey de Constantine. Leur artillerie consistait en trois pièces de 3, 4 et 5 livres de balle, traînées à bras par les juifs de cette ville, aidés de chevaux. Quant aux Kabyles ils étaient environ 9,000.
Le 3 octobre, l’ennemi se borna à quelques reconnaissances et Beaufort débarqua, pour grossir nos troupes, 800 hommes des vaisseaux avec de la Roche Saint-André.

Le 5, au matin, vers quatre heures, par une belle lune, l’ennemi se rua à l’assaut de la tour.

« Cinq cents Turcs, l’épée à la main, s’avancèrent. soutenus de 500 mousquetaires et il y eut une échelle de posée sur laquelle on pouvait monter trois de front. Un Turc voulut sauter dans la tour. mais le lieutenant lui donna, dans la gorge. Ensuite Cadillan et le lieutenant Le Roux renversèrent l’échelle. Le feu des ennemis dura d’une même force jusqu’au jour.

Cadillan le reçut de même, une petite heure après le comm-encement de l’attaque, Cadillan fut tué. Le canon de nos lignes et de nos vaisseaux fit grand feu. et comme on vit que celui de la tour manquait un peu, on résolut d’y mettre des hommes frais. Brandon fut commandé avec 250 hommes des Gardes, de Milly et Campagnol avec autres 250 hommes de Picardie, et Sainte-Marthe avec 2.00 de Navarre et 50 des Royaux, qui étaient venus pour relever ceux de la tour. Mais Le Roux ne voulut point être relevé qu’au bout de vingt-quatre heures.

L’action dura cinq heures et les ennemis se retirèrent avec perte de 50 Turcs naturels tués sur place, du pays tués et près de 200 blessés, et de Maures près de 400 tués ou blessés.

Sainte-Marthe, capitaine de Navarre a été tué sur place; Girardier, lieutenant de Picardie, tué. 30 soldats tués ou blessés. M. de Beaufort a eu une grande contusion la jambe.

 

Djidjelli, Gigeri 1664, Gigery 1664, Jijel

La nouvelle que les Kabyles s’apprêtaient à piller leur camp avait précipité la retraite des Turcs. A la suite de cet échec, les Kabyles se dispersèrent pour ensemencer leurs terres. Sidi Mohammed, seul, et 500 cavaliers restèrent. Avec sa vantardise habituelle, Beaufort se targua d’avoir d’un coup de sabre séparé en deux. du haut en bas le corps d’un ennemi. Mais, comme il n’y a que dans la chanson de Roland que ces choses arrivent, il s’attira cette épigramme:

Ce vaillant duc de Beaufort
Que tout le monde adore
A pourfendu, ce dit-on,
D’un seul coup d’estramaçon
Un More, un More, un More!
Or, admirez la vertu
De ce diable de More

Quand Beaufort, l’eût pourfendu
il courait comme un perdu
Encore, encore, encore !

Les Turcs, en effet, repoussés, mais non détruits, s’étaient installés sur le Djebel Ayouf, en face de nous, leur camp vers les sources de la rivière Gingen. Mais, abandonnés par les Kabyles et n’ayant que quarante jours de vivres, ils sollicitèrent des instructions d’Alger et de Constantine. A Alger, notre victoire suscita une irritation très vive. Notre consul fut jeté dans les fers et obligé de travailler pendant trois jours au château de la marine et le Divan promit aux assiégeants du secours et de la grosse artillerie pour briser notre résistance.
Deux Français échappés de l’armée turque et nos espions nous en avertirent. Le 12 octobre, le conseil délibéra si Beaufort s’éloignerait ou attendrait l’approche de la flotte du marquis de Martel.

Les uns, dans la crainte qu’il ne vînt du gros canon aux ennemis, opinèrent que M. de Beaufort devait croiser avec les vaisseaux entre Bougie et Gigéri . C’était conforme aux vues du roi et aussi au bon sens, car les obstacles naturels interdisaient aux Turcs de recevoir leur pesante
artillerie autrement que par mer. La simple évidence indiquait qu’il fallait à tout prix intercepter ce convoi, ce que rendait aisé la supériorité de la flotte réunie à Djidjelli.

Cependant, se formait à Toulon l’escadre du marquis de Martel.

Elle comprenait :

Le Dauphin………………………Sous de Martel.
Le Soleil………………… ………………de Kerjean.
La Lune………………………………….de Verdille.
La Notre-Dame………………. de la Giraudière.
L’Espérance,flûte……………………. ….Garnier.
Le Triton, brûlot………………….. Champagne.

Navires que l’on avait eu toutes les peines du monde à rassembler et à équiper, car notre. marine d’alors, négligée par Mazarin, ne brillait ni par la quantité des vaisseaux ni par leur qualité. On prescrivit à d’Alméras, qui naviguait dans l’Atlantique avec le Mazarin et l’lnfante, de rallier Djidjelli.

Quant à Martel, il quitta la France le 18 octobre avec des vivres, des munitions, 2 compagnies du régiment de cavalerie légère de Conti stationné en Dauphiné et 200 volontaires, parmi lesquels le comte de Marsan, quatrième fils du feu comte d’Harcourt. Sur cette flotte avait aussi pris passage le comte de Castellan, major du régiment de Province, à qui Louis XIV avait confié une mission analogue à celle de Lessines.

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Charles Monchicourt, Revue maritime 1898, T.137 , 1898, P. 467
Charles Monchicourt, Revue maritime 1898, T.138 , 1898, P. 41

 


 

IV. La désastreuse retraite.

 

Débarqué à Djidjelli le 22 octobre, Castellan fut navré de l’état de l’armée. Il s’employa d’abord à prêcher la concorde,mais La Guilottière seul l’écouta et se réconcilia avec Gadagne. Quant à Beaufort, interrogé, sur sa présence à Djidjelli, il s’excusa sur sa blessure.
Cependant, Castellan examinait sérieusement les lignes, et dès le 25 octobre il en référait au roi. Son mémoire sincère et loyal que trois jours d’Afrique n’avaient pu vraisemblablement tourner en faveur de l’un ou de l’autre parti. Si le Marabout, Picardie et les Gardes étaient à peu près protégés, les Royaux, Normandie et Navarre ne l’étaient guère. De l’Ouest à l’Est les défenses étaient de plus en plus précaires.

La fière attitude des Turcs avait engagé les Kabyles à se rapprocher d’eux et à les fournir de victuailles fraîches. En outre, le 24 octobre, nos avant-postes purent contempler les janissaires d’Alger qui défilaient vers l’Ouest et gagnaient le camp ennemi, d’où, afin d’augmenter notre abattement dont ils étaient informés par des transfuges, ils nous saluèrent de trois salves de mousqueterie.

Cela ne secoua pas notre somnolence, car bientôt par une nuit noire, 3 galères de Bizerte déposèrent sans entraves près de nous, sur le sable, 3 pièces de canon de 48 livres de balle chacune. Quelques soldats dé garde au quartier de Navarre perçurent du bruit, mais ils n’en devinèrent la cause qu’en voyant les Turcs élever des épaulements et pratiquer des embrasures. Avec ses 14 navires et les six de Martel, Beaufort n’avait pu capturer trois misérables bateaux dont il ne fallait pas être grand clerc pour pronostiquer l’arrivée imminente et le chargement.

Le Duc de Beaufort quitte Djidjelli.

Le 20 octobre, le duc convoqua chez lui un conseil de guerre et il y proposa d’assaillir les Turcs. Jusque-là on s’était borné à repousser leurs attaques; aussi la surprise fut-elle unanime. Gadagne, dans son apologie, se procure une critique aisée en prétendant que Beaufort voulait effectuer cette opération avec 500 soldats seulement. C’est présenter Beaufort pour plus sot que nature.

Voici ce qu’avait développé le duc:

« Il m’a paru nécessaire explique-t-il à Colbert de leur offrir. 1000 hommes de nos troupes des navires. des meilleurs gens que je crois qu’il y ait en France. que n’ayant affaire qu’à 2,000 Turcs qui ne font ni guet ni garde, sans général ni officiers qui vaillent, nulle subordination parmi eux. de leur aller donner un combat qui, vraisemblablement, ne pourra que réussir. »

En somme, le prince demandait que l’on profitât de ce qu’il était encore là pour frapper un grand coup. Avis très sage dans sa témérité même et qui pouvait réparer la faute de n’avoir pas surveillé la mer. En cas de victoire, nous garantissions notre conquête jusqu’au printemps, et le succès était possible si nous en croyons Le Grain, français alors captif à Alger :

« Le père d’un de mes patrons, observe-t-il, y était (Djidjelli) en qualité de canonnier. Il me dit que la moindre sortie que l’on eût faite vers l’endroit où étaient les canons on l’aurait gagné fort facilement, n’y ayant pour garde que 200 hommes »

Mais Gadagne allégua que les instructions du-roi ne comprenaient que l’édification d’une citadelle, l’aménagement de la rade et, la conservation pure et simple des lignes.

Castellan et la plupart des membres du conseil abondèrent dans le sens de Gadagne, quelques uns sans doute pour s’attirer les bonnes grâces de celui qui allait devenir le chef suprême. Ainsi Beaufort, dont les opinions avaient jusque-là prévalu, les vit rejetées au moment où elles étaient à suivre.

Il hâta donc ses préparatifs, et, garnison de 208 soldats de marine placée au Marabout et Beaulieu, l‘Anna, la Flûte-Royale et un navire, nommé la Licorne laissés à Martel outre sa propre escadre, il mit à la voile le 27 octobre au soir; plein de rancune contre Gadagne et prophétisant des malheurs prochains dont il attribuait par, avance la responsabilité à son adversaire.

Quatre jours écoulés, il sétait déjà soulagé à Matharel:

« Dieu veuille que l’incapacité de ceux qui sont à la tête de ce poste et le manque de soin ne lui fasse courre un grand risque.»

Ce qui était plus grave, c’est que les troupes partageaient ce sentiment. L’inaction, les mauvais vivres, la maladie, les paroles de certains chefs qui déblatéraient contre leurs collègues et contre Djidjelli même, avaient petit à petit ruiné le moral de l’armée.

Le lendemain, le duc rencontra devant Bougie deux navires chargés de 100 indigènes et d’outils destinés au camp turc. Il s’empara de l’un et coula l’autre. Des prisonniers lui apprirent après la bataille que l’ennemi avait déjà sa grosse artillerie. Beaufort savait mieux que personne de quels périls Djidjelli allait être menacé mais, loin de rebrousser chemin;il se contenta d’avertir de cette complication Gadagne et Clerville, par de Turelles qu’il détacha sur le Mercure.

Cette question des canons n’est pas sans quelque obscurité. Tout d’abord, quel jour les Turcs en furent-ils en possession. Selon le Ms. Clairambault, c’est après l’apparition des janissaires d’Alger sur le Djebel Ayouf, donc après le 24 octobre. D’un autre côté, la chose est évidemment antérieure au départ de Beaufort, qui eut lieu le 27. L’ennemi reçut son artillerie entre ces deux dates sans que l’on puisse préciser davantage. Dans son mémoire, Gadagne reproche à Beaufort d’avoir eu connaissance de ce fait à Djidjelli par l’interprète Durand et d’avoir gardé le silence.

Si l’imputation était fondée, le prince serait un grand criminel et, ce qui la rend vraisemblable, c’est qu’il emmena avec lui le susdit interprète. Mais quand, le 21 octobre, Beaufort ouvrit l’avis d’aller chercher les Turcs dans leur camp, il nous semble que s’il avait été instruit de la présence de la grosse artillerie; il aurait pas manqué de faire valoir cet argument pour convaincre le conseil.

On nous objectera que Beaufort a pu n’être informé du débarquement des canons que postérieurement à la séance du 25 octobre, et que ce débarquement même n’a peut-être eu lieu que dans la nuit du 25 au 21 ou dans celle du 26 au 27. Dans ce cas, si sa proposition du 25 était sincère, ce que nous pensons, car elle cadre trop avec son tempérament, Beaufort aurait pu la reprendre, ce qu’il ne fit pas.

On était au 29 octobre. Dès l’aube, les Turcs « débutèrent par trois coups de canon dont le second tua trois soldats de la redoute avancée et abattit la moitié du parapet et ils continuèrent si chaudement qu’elle fut hors de défense en trois heures. Nous vîmes par les boulets qu’il y avait deux coursiers de 48 et une pièce de 36 ».

De Clerville pouvait être un bon ingénieur mais il ne se distinguait pas par une perspicacité surna-turelle. Encore une fois ses prévisions étaient déjouées. La grosse artillerie, qu’il avait qualifiée de chimère, témoignait rudement qu’elle était une réalité la tour n’offrait plus qu’un amas de décombres.

Le salut de l’armée dépendait de la conservation du Djebel el Korn. Trois bataillons i’occupè1’ent la nuit du 29 et30, pendant que l’on terminait la contre-batterie. Au matin, celle-ci commença le feu. Mais elle avait à peine tiré six fois que les Turcs répondirent avec une vigueur telle qu’ils la ruinèrent en un clin d’oeil. Ils s’en prirent ensuite au fortin qui était à la tête de Normandie.
Les canonniers qui y servaient, anglais ou hollandais pour la plupart, d’après le Récit très véritable, profitèrent de, ce qu’ils comprenaient mal le français pour s’enfuir vers les navires. En deux heures de temps notre redoute fut anéantie et les Turcs visèrent, pour y pratiquer une brèche, la muraille de Normandie, qui était notre point le plus faible.

De plus, ils projetèrent de nous prendre à revers par une batterie établie près de la fontaine de Navarre. Gadagne résolut de les en empêcher avec sa cavalerie, mais il échoua par la faute de l’infanterie qui n’appuya pas son mouvement. Il s’installa alors aux avant-postes.

Cependant l’agitation croissait dans notre camp qu’atteignaient déjà les boulets turcs. On se voyait sans défenses en face d’un ennemi supérieur en artillerie, tandis que les Kabyles, chacals marchant de loin sur les traces du lion, flairaient le pillage prochain et s’assemblaient sur les hauteurs. Parmi les généraux, La Guil1ottière fut le premier qui prononça le mot de retraite. Il invita Castelan à obtenir de Gadagne. convocation d’un conseil qui en déciderait.
Gadagne s’y refusa et protesta qu’il résisterait jusqu’au bout. Mais il dut bientôt céder aux murmures de l’armée et aux objurgations de La Guillotière et de Clervilte. Après une séance sans résultat, vu le mécontentement des troupes, on se réunit une seconde fois et l’on vota, malgré Gadagne, que l’on quitterait Djidjelli à l’aube du jour
suivant 31 octobre.

Déjà l’on approvisionnait les vaisseaux en conséquence, quand Martel fit savoir à Gadagne qu’il ne pouvait recevoir les troupes sans une décharge de lui. Gadagne regimba, puisque, disait-il, c’était l’armée qui le contraignait à ce pas. Sur quoi le transfert des vivres cessa. Étrange susceptibilité en de pareilles circonstances et qu’expliquent mais n’absolvent pas les rivalités particulières, car Martel semble avoir hérité contre Gadagne de l’animosité,de Beaufort.
Un profond désespoir envahit les soldats. Enfin, sur les instances de La Guillottière, Gadagne s’inclina, à condition que les principaux de l’armée témoigneraient par écrit et signeraient que la retraite était indispensable. Nous avons ce document, au bas duquel Gadagne ajouta:

« Sur la déclaration qui m’a été faite par ces messieurs ci-dessus, j’ai cru que je ne devais ni pouvais être seul d’un avis contraire. »

L’évacuation fut seulement reportée au soir du 31 octobre. Pour la faciliter, on rappela des barques de marchands et un vaisseau d’escorté qui avaient fait voile pour la France quelques heures auparavant. En même temps, par une chance inespérée, deux vaisseaux, dont on était sans nouvelles depuis deux mois et dont l’un était le César, revinrent de Sardaigne avec des vivres, tandis que le Mercure, avec de Turelles, mouillait sur rade.

Sur ces entrefaites, second incident. Les navires avaient déjà à bord lés valets de l’armée et les malades au nombre de 900, quand leurs, capitaines constatèrent qu’ils manquaient d’eau pour la plupart et prièrent Gadagne de surseoir à l’opération ce qui fut accordé. Alors l’armée retomba dans un découragement tel, que deux soldats de la marine s’enfuirent chez les Turcs. L’ennemi apprit par eux nos intentions.

Aussi Gadagne, pour le tromper, révoqua-t-il sa décision dernière, et l’embarquement fut de nouveau fixé à la nuit. Il s’exécuta sur deux points à la fois:

La Guillottière choisit la ville avec Navarre, Normandie et Royal; Gadagne eut le Marabout avec les Gardes, Picardie, les troupes du régiment des vaisseaux, et la cavalerie. Mai par une négligence inexplicable, Martel envoya toutes ses chaloupes au Marabout , si bien que cet endroit, à l’exception d’un piquét de 200 hommes, était vide vers minuit, tandis que les trois autres régiments étaient encore à terre.

Bientôt, la situation s’aggrava. Les Turcs s’aperçurent de notre retraite malgré les petits postes échelonnés le long des lignes pour la dissimuler, et ils nous resserrèrent dans Djidjelli. On confia les remparts de la ville à une centaine de soldats et à quatre lieutenants et sous leur protection s’écoulèrent Royal, puis Normandie, puis Navarre.

Tout n’était pas fini quand l’aurore se leva, car les vaisseaux étaient à une telle distance qu’il fallait, pour les accoster, un voyage de deux heures. D’après Gadagne et le Récit très véritable, Martel agit ainsi à cause d’un boulet qui avait frappé son navire. Quoi qu’il en soit vers neuf heures il n’y avait plus dans Djidjelli que les détachements qu’on y avait disséminés, quelques soldats de Navarre endormis ivres-morts et cinquante ou soixante malades impossibles à transporter.

A ce moment l’ennemi pénétra dans Djidjelli dont la garnison recula jusqu’à la mer. Une barque amenée par un capitaine de Normandie, une autre par le major de Navarre avaient déjà chargé une quarantaine, d’hommes et les lieutenants de leurs corps, quand l’arrivée des Turcs les obligea à prendre le large où, aidées par la chaloupe de Gadagne, elles recueillirent encore une trentaine de soldats qui s’étaient jetés à la nage. Le reste, c’est-à-dire environ quatre-vingts hommes, fut fait prisonnier ainsi qu’un lieutenant des Royaux.

Gadagne gagna ensuite le Marabout où il embarqua tout le Monde, sauf un sergent et vingt hommes commandés pour protéger le mouvement. Bientôt les Turcs débouchèrent et s’emparèrent du Marabout sans difficulté. Le sergent et ses hommes se retirèrent vers une chaloupe qu’on leur avait réservée, mais soixante soldats de Picardie qu’on avait oubliés accoururent et y entrèrent avant eux.

Alors les malheureux se précipitèrent vers une barque encore au rivage et où se trouvaient de Codony et de Saint-Germain. Ils l’emplirent tellement qu’elle ne put plus démarrer. Ce que voyant, les Turcs essayèrent de la capturer, mais ils ne réussirent qu’à blesser de Codony et à tuer de Saint-Germain. La chaloupe de Gadagne, une autre où était de Montgimont firent un retour offensif et sauvèrent encore quelques hommes. Lorsqu’on fut au large, notre magasin du Marabout qu’on avait miné sauta avec un bruit terrible.

C’est de cette façon que fut quittée, le 1er novembre, la ville de Djidjelli, sous le feu des Turcs et avec un succès qui honore Gadagne. Cependant on avait dû laisser aux mains de l’ennemi la plupart des approvisionnements et, ce qui était pire, le canon. Gadagne en endosse la responsabilité à Martel auquel, d’après lui, incombait le soin d’enlever l’artillerie et qui aurait faussemeut prétendu ne pas avoir les moyens nécessaires. Mais il se peut très bien qu’à Toulon ou n’ait pas jugé à propos de fournir Martel de palans, car Djidjelli ne paraissait pas à cette date sérieusement menacé.

D’ailleurs, Clerville et Lestancourt que le canon regardait bien un peu, s’étaient hâtés de s’embarquer des premiers, sans s’en soucier autrement. Une fois hors de danger on dénombra les soldats et l’on en trouva 3,275, si nous en croyons l’état suivant qui fut dressé à Toulon.

Quant à la Lune, peut-être avait-elle à bord 400 à 500 passagers, surtout de Picardie, ce qui donnerait le chiffre de 3,700 survivants pour les cinq régiments d’infanterie. Il faut donc bien qu’ils aient compté plus de 3,957 hommes au départ de Toulon, et c’est ce qui nous a conduit, concurremment avec l’indication de la Gazette de France, à imprimer au début de notre deuxième chapitre que 1000 hommes de plus avaient dû s’embarquer sur les. navires de nolis.

D’ailleurs, l’état des troupes au retour n’est pas plus complet que celui des troupes à l’aller. Ne sont mentionnés ni la cavalerie, ni les volontaires venus avec Castellan, ni les soldats du régiment des vaisseaux laissés à la garde du Marabout. Ensemble au moins 400 hommes, si nous évaluons, ce qui est beaucoup, à un cinquième de leur effectif les pertes de ces différents corps.

Il revint donc de Djidjelli, le 1er novembre 4,100 hommes environ. N’oublions pas que le reste du régiment de la marine était parti avec Beaufort et que la première bande de volontaires avait quitté l’Afrique en août.

En supposant qu’eux aussi furent réduits d’un cinquième, c’est encore 330 hommes que la guerre épargna. Soit en tout 4,630. Or, l’effectif au départ était d’à peu près 6,000 combattants et le seul secours consista dans les 300 cavaliers et volontaires qui accompagnèrent Castellan. Cette expédition coûta donc la France 1630 morts.

Nous n’ignorons pas que l’on peut reprocher à ce nombre d’être obtenu en soustrayant un chiffre supposé d’un autre chiffre également supposé. Il vaut ce que vaut le résultat des deux hypothèses les plus plausibles en l’absence de la certitude impossible à atteindre ici, vu les lacunes des états que nous possédons. Du moins nous voilà loin du total de a,300 ou 4,000 morts donné par le manuscr. Clairambault et par l’ambassadeur vénitien Alvise Sagredo. Il est évident que ceux-ci furent mal informés ou qu’ils confondirent dans un mélange inextricable le secours de Malte, nos troupes et les départs successifs.

Les Turcs regagnèrent Alger avec un butin précieux :

« J’aperçus, dit Le Grain (français captif à Alger), les galères qui revenaient chargées de 80 Français ou environ et de 14 pièces de canon… et ce jourd’hui arrivèrent encore 3 navires avec autant de monde …au reste fort maltraités et la plupart malades, et tous les canons qui consistent en 32 pièces de fonte et 16 de fer et quantité de pierriers. »

Alors, nous raconte-t-il, l’enthousiasme des corsaires se répandit en vexations contre les Français résidant à Alger. On leur lançait des pierres dans les rues, on les insultait de mille manières. Mème notre consul, Dubourdieu, fut jeté dans un bagne pour quelques jours, opération qui semblait indispensable aux Algériens, soit qu’ils fussent irrités d’un échec, soit qu’ils célébrassent une victoire.
Quant aux Espagnols, ils triomphaient de notre défaite comme d’un avantage personnel. Djidjelli ne tira pas de profit de ces événements. Occupé par une cinquantaine de janissaires, il fut peu à peu déserté par les négociants européens et déclina rapidement. C’est maintenant, depuis 1839, une ville française où les noms des rues sont ceux des acteurs de l’expédition de 1664.
Sur ces entrefaites, la flotte de Martel mouillait à Toulon, le 5 novembre, à la consternation des négociants de Marseille . Mais nos troupes n’étaient pas au terme de leurs souffrances. On leur infligea une quarantaine ainsi qu’à la flotte de Beaufort. Mesure inspirée par la crainte de la peste, précaution édictée sans doute par le Parlement d’Aix.

C’est à ce moment que se produisit l’épisode le plus triste de cette retraite, et qui éclaire d’une singulière lumière le misérable état de notre; marine d’alors. La Lune, vaisseau de 48 canons, avait fait eau dès son départ de Toulon avec l’escadre de Martel, et dans le voyage de Djidjelli en France le mal avait empiré.

Quelle apparence, en effet, qu’après avoir traversé deux fois la Méditerranée, la Lune dût sombrer dans un simple détroit ? C’est pourtant ce qui eut lieu en vue des iles d’Hyères par une mer calme et sans avoir heurté de rochers. Soixante naufragés seuls, parmi lesquels de Verdille, échappèrent à la mort; les autres, au nombre de peut-être 500, s’abîmèrent dans les flots avec La Guillottière.

Ce ne fut pas tout. Il semblait qu’un Dieu malin s’acharnât sur les débris de l’infortunée expédition. Un mois durant, pluies succédèrent à pluies et tempêtes à tempêtes, si bien que malgré la sollicitude de La Guette et les fréquentes visites de Gadagne on ne put approvisionner à suffisance les soldats et l’hôpital . Il en résulta que pendant les trente-cinq jours que dura cette quarantaine absurde (sur les îles d’Hyères), 600 hommes succombèrent.

Tout échec traîne après lui un lugubre cortège de disgrâces et de châtiments. Castellan, à peine débarqué, avait brûlé les étapes pour avertir Louis XIV, qui fut vivement irrité de voir s’évanouir un rêve si chaudement caressé. De par le roi, Saron de Champigny commença une enquête approfondie sur l’évacuation de Djidjelli et Beaufort rechercha les responsabilités dans l’affaire de la Lune. Le commissaire du roi se débattit au milieu des affirmations les plus divergentes.

Chaque général protestait de son innocence et accusait le collègue d’être « le pelé, le galeux d’où venait tout le mal ». Gadagne surtout fut attaqué avec violence. On lui reprocha d’avoir assuré qu’il conserverait Djidjelli sans Beaufort, d’avoir refusé d’assaillir les Turcs quand le duc l’avait proposé et d’avoir abandonné le canon.

Il fut un instant question de traduire Gadagne devant un conseil de guerre. Mais le roi discerna bien vite les culpabilités. Toutefois, comme il ne pouvait priver Beaufort de son commandement sans une sorte de coup d’État; que, d’autre part, Clerville était indispensable aux fortifications, il préféra dissimuler. L’enquête avorta il aurait fallu sévir contre de trop hauts personnages. L’éternel « desinit in piscem » se vérifia une fois de plus. D’ailleurs, l’affaire menaçait d’atteindre Colbert, car les amis de Fouquet, dont le procès tirait à sa fin, faisaient flèche de tout bois. Le Recueil de Maurepas à la Bibliothèque nationale, celui de Conrart à l’Arsenal, renferment contre le ministre bien des vers satiriques où résonne le nom de Gigéri.

Le gouvernement rejeta tout sur la peste et la Gazette de France étrangla en quelques lignes les derniers événements.

Puis le silence se fit peu à peu. Louis XIV continua à employer Beaufort sur la flotte, Clerville aux forteresses des frontières. Gadagne même serait probablement devenu maréchal de France à la mort de Turennea, s’il avait déployé plus de souplesse à la cour. Mais incapable de flatterie et avec le caractère que nous lui connaissons, il réussit peu auprès. du roi et se retira volontairement en 1674.

Quant aux Barbaresques, ils ne s’enorgueillirent pas longtemps de notre défaite. L’année 1664 ne s’était pas encore terminée que déjà le roi enjoignait à Beaufort de reprendre la mer pour voir s’il ne pourrait ; rencontrer entre Djidjelli et Alger des navires turcs porteurs de l’artillerie ou des vivres que nous avions laissés en Afrique’. Le duc remplit sa mission avec honneur.

En mars 1665, il détruisit devant La Goulette trois vaisseaux d’Alger et le 23 août il en coula deux et en enleva trois devant Cherchell. Parmi ceux dont il s’empara, l’un, de 800 tonneaux, avait parmi ses quatre-vingts pièces de canon quatorze de celles que nous avions perdues à Djidjelli .

Le 23 novembre 1665, le duc concluait la paix avec Tunis.Pendant ce temps, à Alger, une révolution remplaçait Çhaban Aga, massacré, par Ali Aga, qui nous était moins hostile.

Le consul Dubourdieu prépara un accommodement, et, le 17 mai 1666, Trubert signait un traité par lequel le Bastion de France était rétabli et 1127 captifs délivrés. L’expédition de Djidjelli n’avait donc pas été absolument inutile.

A ce titre, l’affaire de Djidjelli n’est plus seulement une expédition africaine tentée et manquée la façon espagnole, une spagnolata, comme disaient alors en langue franque les Algériens.. C’est aussi une suite d’événements où l’on voit agir Louis XIV et Colbert à leurs débuts personnels, l’un comme roi, l’autre comme ministre, et où l’on saisit au vol bien des traits du caractère de gens tels que Clerville et Beaufort.

 

Ch. MONCHICOURT.


Charles Monchicourt, Revue maritime 1898, T.137 , 1898, P. 467
Charles Monchicourt, Revue maritime 1898, T.138 , 1898, P. 41

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