Histoire de Aroudj et Kheir Eddine Barberousse

Aroudj khair eddine Barberousse, BarbarossaAprès avoir croisé au large des côtes d’Espagne  , Aroudj et Khaïr-ed-din sortirent de la Goulette (Tunis) avec sept vaisseaux bien armés pour tenter de nouvelles entreprises. Aroudj avait toujours à cœur la conquête de Bégiajé (Béjaia) ; il engagea Khaïr- ed-din à s’approcher des cotes du royaume d’Alger pour voir s’il ne lui serait pas possible de délivrer Bégiajé des mains des chrétiens.
Ils vinrent mouiller aux écueils
qui sont à l’ouest de Gigel (1). Un bateau pêcheur qu’ils y trouvèrent , leur apprit que les Gênois s’étaient emparés depuis peu de Gigel , et y avaient bâti un château. Le zèle qui les enflammait pour la religion, leur inspira le désir d’arracher leurs frères à la tyrannie des chrétiens; et par le moyen de ces mêmes pêcheurs, ils écrivirent aux principaux habitants de Gigel qu’ils se tinssent prêts à se joindre à eux lorsqu’ils seraient en mesure d’attaquer le château que les Gênois avaient bâti dans leur ville.
Ayant donc disposé immédiatement quelques pièces d’artillerie pour battre la place en ruine, ils s’approchèrent de la plage voisine où ils opérèrent leur descente , et ne laissèrent dans leurs navires que le monde nécessaire pour les garder(2).

(1) Gigeri. C’est le premier point, dans le royaume d’Alger, où les Turcs s’établirent , et c’est pour cela que les habitants de Gigelli jouissent encore de grands privilèges exclusivement à tous les autres maures. Cet événement eut lieu vers l’an 920 de l’égire (1514 de notre ère). (Note du traducteur).

(2) Le mouillage que les navires d’Aroudj et de Khair-ed-din vinrent prendre dans l’ouest de Gigelli est facile à reconnaître. Ce ne peut être en effet qu’une crique assez profonde située à dix milles à l’ouest de cette ville, et dont l’entrée est marquée par quelques écueils. Au rapport de M. le capitaine de corvette Bérard , qui a fait l’hydrographie de ces parages , il y a quatre et cinq brasses d’eau dans cette crique, et la plage y est formée par un cordon de rochers bas et uniformément placés comme les pierres d’un quai. La montagne qui s’élève un peu plus dans l’ouest, et dont la pente se prolonge jusqu’au bord de la mer, ne permet pas de supposer que ce débarquement se soit fait dans la crique qui est encore à dix milles plus loin, et qui présente également quelques écueils à son entrée. Elle est bien moins fréquentée par les bateaux de la côte que l’autre.

 

Siège de Gigel ( Jijel) en 1514

Khaïr-ed-din Barberousse, BarbarossaA leur approche, les habitants de Gigel, ainsi que les musulmans de la campagne, se joignirent à eux ; et, tous réunis, ils vinrent mettre le siège devant le château où se retirèrent les chrétiens. En peu de jours , on parvint à établir une brèche, et Khaïr-ed-din à la tête de ses Turcs, monta le premier à l’assaut.

Les infidèles consternés ne se défendirent que faiblement , et bientôt demandèrent quartier. Dans cette occasion, Khaïr-ed-din fit six cents esclaves et s’empara d’un butin immense qu’il distribua à tous ceux qui avaient eu part à cette victoire, sans établir de distinction entre les Turcs et les Maures.

 

Il s’occupa ensuite à réparer et à fortifier ce château, et il le remit en très bon état à la garde des habitants de Gigel. Après la prise de cette place, Aroudj et Khaïr- ed-din expédièrent à Constantinople un de leurs vaisseaux avec quantité d’esclaves et de riches présents pour le sultan Sélim , et ils remirent le soin de les offrir à Mahji-ed-din Reis, un de ceux qui s’étaient le plus distingués dans les guerres religieuses qu’ils avaient entreprises.

Lorsque l’on sut dans cette partie de la Barbarie la protection particulière que le Tout-Puissant accordait aux armes d’Aroudj et deKhaïr- ed-din, il se rassembla auprès d’eux plus de vingt mille berbers de Gigel conduits par leurs marabouts. Tous venaient offrir leurs services pour délivrer le pays du joug des infidèles ; on arrêta qu’on irait sur-le-champ attaquer Bégiajé ( Béjaia).

Siège de Bégiajé ( Béjaia)

Des Berbers en conséquences mirent en marche, et Aroudj et Khaïr-ed-din avec trois de leurs vaisseaux vinrent mouiller dans la rivière qu’on nomme Oued-el-Kebir ; là , ils débarquèrent leur monde ainsi que leur artillerie, et, se mettant à la tête de cette armée de Berbers qui les attendait, ils formèrent le siège de Bégiajé.

Bientôt la place fut bloquée étroitement de tous côtés, et les infidèles, quoi qu’on grand nombre, eurent grande peine à se défendre; mais enfin au bout de vingt-quatre jours d’attaque, la poudre vint à manquer aux assiégeants, et, dans cet embarras, Aroudj et Khaïr-ed-din dépêchèrent un envoyé au sultan de Tunis , en le priant de leur en envoyer en toute diligence avec quelques autres munitions de guerre dont ils avaient besoin pour terminer glorieusement leur entreprise.

Le sultan de Tunis refuse son aide aux deux frères.

Le sultan de Tunis avait malheureusement livré son cœur à la jalousie, maladie infernale qui attaque souvent les âmes les plus vertueuses. La gloire dont s’étaient couverts ces deux héros parla prise de Gigel , commença à l’offusquer, et, sous divers prétextes , il refusa d’envoyer les secours qu’on lui demandait. Aroudj et Khaïr-ed-din reçurent avec chagrin la réponse négative que leur fit le sultan : mais leurs compagnons en furent outrés de colère , et, dès cet instant, on vit changer en haine les sentiments d’affection qu’ils avaient pour lui.

D’un autre côté, lorsque l’on sut à Gênes (1) que Bégiajé était assiégée par les Turcs et par les Berbers , on fit partir en diligence mille hommes destinés à lui porter secours. Aroudj et Khaïr-ed-din jugèrent alors qu’il leur était impossible de songer plus long-temps à réduire cette place, et ils en abandonnèrent le siège en se résignant aux ordres suprêmes de l’Eternel qui détermine à son gré le moment de l’élévation et celui de la chute des empires

(1) y a ici erreur, Bougie était occupée par les Espagnols et non par les Génois. (Voyez les notes.) Cette même erreur se reproduit plus loin.

Après avoir congédié les Berbers , et se les être attachés plus que jamais par leurs libéralités, ils retournèrent à leurs vaisseaux qui étaient mouillés dans l’Oued-el-Kebir(1) -, ils trouvèrent que les eaux avaient diminué par le manque de pluie, et il leur fut impossible d’effectuer leur sortie.Ils prirent le parti de brûler ces bâtiments , de peur que les infidèles ne s’en emparassent; puis , se mettant à la tête de leurs troupes et de leurs équipages , ils se dirigèrent sur la route de Gigel, où ils furent reçus par les habitants avec des acclamations d’allégresse , ce qui leur fit en partie oublier leur disgrâce.

Par l’effet de cette heureuse étoile qui présidait à leur destinée, les trois navires qu’ils avaient laissés servirent à embarquer leur monde et leurs esclaves. Khaïr-ed-din les conduisit à Tunis., et Aroudj prit le parti de rester à Gigel. Khaïr-ed-din après son heureuse arrivée à la Goulette, s’occupa à augmenter le nombre de ses vaisseaux, réduit à trois seulement, en raison de cet incendie volontaire qui en avait consumé trois autres , qu’il lui avait été impossible de retirer de la grande rivière de Bégiajé; il en acheta quatre très propres à la course, de sorte que son escadre fut de nouveau composée de sept vaisseaux; il la mit en état de pouvoir tenir la mer , voulant immédiatement entrer en campagne à l’issue de l’hiver.

(1)Grande rivière . Il y a en Barbarie beaucoup de rivières qui ne sont pas désignées autrement que par ce nom ; cela vient de ce que les gens du pays restant chez eux , cette désignation leur suffit pour s’entendre. (Note du traducteur).

Les habitants de Tunis avaient également sept bâtiments destinés pour la course, leurs propriétaires prièrent Khaïr-ed-din de vouloir bien les prendre sous son escorte , et de les joindre a son escadre , grâce à la confiance qu’il avait inspirée; et, en effet, par une protection particulière du ciel, il n’avait jamais rien entrepris qui n’eût réussi au gré de son désir. Comme il était en train de faire ses préparatifs, Mahji-ed-din Reis qu’il avait envoyé à Constantinople avec un présent pour le sultan, arriva à Tunis; il était accompagné d’un officier très distingué dans la marine de Stanboul, nommé Courd-Ogli.

Son voyage avait pour but de faire une visite à Khaïr-ed-din, de connaître un héros dont le nom était déjà si fameux dans l’univers , et de servir sous ses ordres dans les entreprises qu’il tenterait encore pour la gloire de la religion.

Corsaires Aroudj et Kheir Eddine Barberousse, BarbarossaCourd-Ogli reis fut suivi d’un autre turc appelé Muslik-ed-din qui venait joindre quatorze vaisseaux à l’escadre de Khaïr-ed-din. Cette nombreuse flotte sortit pour aller faire la guerre sainte contre les infidèles ; elle était composée de vingt-huit bâtiments grands et petits. Après quelques jours de navigation, le destin voulut qu’ils rencontrassent vingt-huit navires ennemis qui marchaient en convoi.

Dès que les musulmans les aperçurent , ils remercièrent le ciel de leur avoir procuré une si belle occasion de se distinguer, et ils se mirent à leur donner la chasse. Mais Dieu jeta l’épouvante dans le cœur des ennemis de sa loi ; ils ne se mirent pas même en devoir de se défendre, et ils se rendirent à la première sommation. La flotte musulmane prit possession de tous ces bâtiments , et vira de bord pour les conduire à Tunis : la plus grande partie de leur cargaison se composait de grains.

Tandis que la flotte faisait route vers la Goulette, elle découvrit douze autres navires gênois chargés de drap, d’étoffes, de miel et d’autres objets ; elle les poursuivit et s’en rendit maître , de sorte qu’elle se vit entourée de quarante bâtiments qu’elle avait pris sur les infidèles. Khaïr-ed-din les mit sous la conduite de Courd-Ogli reis , avec ordre de les mener à Tunis, et il se dirigea sur Gigel dans le dessein de revoir son frère.

Lorsque Khaïr-ed-din arriva dans cette ville (Jijel) , il se trouva qu’Aroudj en était parti depuis quel­ que temps sur une invitation qu’il avait reçue des habitants de Gezaïr (1), qui l’engageaient à venir les délivrer de la tyrannie des ennemis de leur loi. Ces infidèles, profitant de leur faiblesse, avaient bâti sur l’île voisine de leur ville un château dont ils se servaient pour les subjuguer. 

(1) Gezaîr, ou Gezair-el-Garb, est la fameuse ville que nous nommons Alger. Les Turcs la nommaient « les îles d’occident », à cause de quelques petites lies qui formaient son port, et sur lesquelles sont maintenant assises les fortifications de la marine. (Note du traducteur ).

Aroudj , en lisant la lettre (des habitants d’El Gezaïr ) dans laquelle ils lui faisaient le récit des vexations qu’ils éprou­vaient, ne consulta que son zèle pour l’isla­misme, et vola au secours de ses frères. En partant, il recommanda aux habitants de Gigel de prier de sa part son frère Khaïr-ed-din, lorsqu’il paraîtrait chez eux, de lui envoyer une troupe de ses braves compagnons avec lesquels il pût attaquer les chrétiens qui s’é­taient fortifiés sur la petite île (Le Peñon).

Lorsque Khaïr-ed-din fut arrivé à Gigel (1515), les habitants, transportés de joie, accoururent au devant de lui et l’accueillirent comme leur souverain. Ils s’acquittèrent de la commission dont les avait chargés Aroudj reis au sujet du secours qu’il attendait de sa part. Khaïr-ed-din se mit aussitôt en devoir de le satisfaire , et il lui envoya deux cent quatre-vingts Turcs avec toutes les munitions de guerre et de bouche qui leur étaient nécessaires. Puis, après avoir resté quelques jours à Gigel, il fit voile pour Tunis.

 


Extrait du Chapitre VII

Colère du roi d’Espagne, en apprenant la nouvelle du désastre de l’expédition d’Alger.

Lorsque le roi infidèle apprit la déroute de l’armée qu’il avait envoyée contre Alger, il se frappa le visage, il déchira ses vêtements, il frémit de rage et se désespéra. Mais, au contraire, les habitants d’Alger en voyant la victoire signalée que Dieu leur avait accordée sur les ennemis de leur loi, firent plusieurs jours de réjouissance, et ils offrirent des actions de grâces à l’Éternel.

Aroudj écrivit à Khaïr-ed-din son frère, pour lui faire part d’un événement si glorieux , et il envoya sa lettre à Gigël, pour qu’il la reçût à l’instant de son arrivée en ce port.

Khaïr-ed-din promet des secours à Alger.

Peu de jours après , Khaïr-ed-din y aborda avec dix vaisseaux qu’il avait armés pour venir secourir Alger. Il félicita son frère sur son triomphe, et il lui fit savoir que dès qu’il aurait terminé diverses réparations nécessaires à quelques uns des bâtiments de son escadre , il se rendrait auprès de lui.

Aroudj , à la réception de sa lettre , lui dépêcha un courrier, pour lui apprendre que sa présence à Alger était moins nécessaire qu’à Gigel, et pour le conjurer de s’occuper de la punition d’un cheikh des Berbers, établi dans les environs de cette place, qui servait d’espion aux chrétiens, et qui les aidait contre les musulmans. Et en effet , ce cheik perfide envoyait tous les ans aux infidèles qui occupaient Bégiajé, dix mille ducats en espèces; mille mesures de blé, mille moutons, sept cents bœufs, et quatorze chevaux enharnachés.

Khaïr-ed-din , sur l’avis qu’il reçut de son frère, marcha contre ce traître, et il l’eut bien tot forcé jusque dans ses derniers retranchements. Lorsque ce cheik maudit eut vu qu’il ne lui était plus possible de résister, il demanda la paix à Khaïr-ed-din , en lui offrant le tribut annuel qu’il payait auparavant aux chrétiens. Rhaïr-ed-din accepta ces conditions , et en fit part à son frère Aroudj .

Ensuite il se rendit à Alger avec son escadre, et les deux frères s’occupèrent sérieusement à en faire le centre d’une souveraineté respectable, en y établissant de bonnes lois. Ce fut le 22 janvier 1516 que mourut le roi catholique don Hernando (1) , âgé de soixante Deux ans.

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(1) II nous eût été facile, sans doute, de rejeter parmi les notes de la fin ce fragment tiré de la chronique espagnole d’Haedo, mais, comme dans la vie de Barberousse, il révèle les seuls événements politiques que l’auteur musulman devait passer sous silence, c’était à l’histoire dont il fait partie qu’il fallait nécessairement recourir. Il complète d’ailleurs un récit dont la suite serait beaucoup moins intelligible pour le lecteur, si nous l’avions omis. Il serait aisé, dans tous les cas, de considérer cette interpellation comme une simple note. Le vieux moine castillan est contemporain , ou peu s’en faut, du chroniqueur arabe, et cette coïncidence a été une raison de plus à nos yeux , pour insérer ici quelques pages de sa narration. Nous ajouterons que tes faits importons qui y sont consignés deviennent eux-mêmes t’objet d’un examen spécial à la fin du livre.
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Alors les habitants d’Alger, qui sentaient leur sujétion, et qui se voyaient fort opprimés à cause d’une forteresse que ce roi avait fait construire plusieurs années auparavant sur l’île qui touche presque à la ville, et qui n’en est éloignée que de quelques pas (et cela afin qu’ils lui fussent soumis et qu’ils ne se livrassent plus à la course, comme par le passé, ainsi que c’était leur coutume);

Les habitants, disons-nous, quand ils surent cette nouvelle de façon certaine, reprirent courage, et, de la pleine volonté d’un cheik arabe, auquel, peu de temps auparavant, ils s’étaient assujettis, et qui se nommait Sélim Eutemi, prince qui avait pris l’engagement de les défendre, ils envoyèrent supplier Barberousse, de la valeur duquel on faisait tant de récits, de vouloir bien les délivrer de cette oppression des chrétiens, en les anéantissant.

Ils désiraient qu’on enlevât de devant leurs yeux cette forteresse que les Espagnols possédaient dans l’île.

Barberousse reçut cette ambassade avec beaucoup de contentement, et non pas tant en raison des promesses et de l’argent que la cité d’Alger lui faisait offrir de concert avec son chef (bien que tout cela fut considérable), que parce qu’il sentait parfaitement que rien ne venait plus à propos pour qu’il fût un jour souverain maître de la Barbarie , événement qu’il cherchait à réaliser avec tant de sollicitude, et qui devait résulter pour lui de la domination sur Alger, ville si importante, si riche, si abondante, et de telle commodité pour son métier de corsaire.

C’est pourquoi, cachant son intention , il congédia les envoyés avec de larges offres de services, et en leur promettant que sur l’heure et sans autre retard il irait avec ses Turcs et avec le monde qu’il pourrait rassembler, servir la ville et son cheik , et il le fit sur-le-champ, comme il l’avait dit ; car cet homme eut entre autres vertus particulières , et qui naissaient de son grand courage, celle d’être très prompt et très diligent à exécuter toute chose.

Et d’abord il envoya en avant, par mer, jusqu’à seize galères, appartenant tant à lui qu’à d’autres corsaires ses affidés, qui, chaque jour, venaient le joindre à Gigel , et qui trouvaient là accueil, secours, faveur, argent même, parce que Barberousse était fort généreux avec tout le monde. Sur ces navires il y avait quinze cents Turcs, avec quelque artillerie, de la poudre, des munitions et autres appareils de guerre.

Par terre, il conduisait huit cents Turcs bons tireurs, restés avec lui, de même que trois mille Maures des montagnes de Gigel, ses vassaux, et deux mille autres que la renommée de la campagne avait attirés (grâce à l’espérance d’une réussite certaine) : ce fut ainsi qu’il marcha vers les murs d’Alger.

Le chef et les principaux habitants de la cité, prévenus de son départ, vinrent le recevoir à une bonne journée de marche avant qu’il arrivât à la ville, lui rendant mille grâces de l’excellente volonté qu’il montrait à les secourir, ou, pour mieux dire, à les délivrer du joug des chrétiens.

Corsaires Aroudj et Kheir Eddine BarberousseIls pensaient bien que Barberousse s’en irait immédiatement après comme il était venu, pour combattre les ennemis d’Alger; mais il leur dit qu’en tout cas il fallait qu’il se rendit d’abord à Sargel (1) , lieu situé sur le bord de la mer, et qui pouvait renfermer quinze cents habitants environ ; Sargel est à vingt-huit lieues en avant d’Alger vers le couchant, Barberousse promit d’être revenu dans un délai fort court, et d’accomplir enfin ce qu’on désirait et ce qu’il souhaitait plus que tout autre, Et voilà quelle était la véritable cause de cette nouvelle direction.

A l’époque où Barberousse s’était rendu maître de Gigel et de ses montagnes avec tant de facilité, un corsaire turc de nation, nommé Car-Hassan (KaraHassan), qui, bien des années auparavant, avait été en course avec lui, volant, comme il le faisait, sur une galère parfaitement armée, le corsaire Car-Hassan, disons-nous, envieux de la façon heureuse dont tout succédait à son ancien compagnon , et se trouvant tout aussi digne que lui d’une si haute fortune, s’était séparé de sa compagnie, et, avec son navire monté par un grand nombre de Turcs de ses amis, il avait passé à Sargel.

(1)Cherchell , ancienne Cèsarée , rebâtie par les Maures d’Espagne.

 Il est inutile de dire combien il avait été accueilli des habitants, qui étaient alors, comme ils sont aujourd’hui, des Morisques venus de Grenade, de Valence et d’Aragon , et qui , au moyen de leurs frégates et de leurs brigantins , se livraient à la course, comme cela se passe encore de nos jours.
Etant tous nés en Espagne, et bons pratiques de la côte, ils exerçaient de notables dommages et faisaient de très grands vols en tous ces parages. Immédiatement donc, et comme d’un commun accord, Car-Hassan avait été reconnu pour chef par tous les corsaires qui habitaient cette bourgade.

Il était devenu aussi le gouverneur et le seigneur de la contrée, et, en conséquence, avait toute confiance que son état prospérerait. Nul roi maure, nul cheikh même ne demeurait en son voisinage.

Et en outre , comme le lieu où il s’était établi se trouvait muni d’un port, qu’avec peu de travail et d’industrie, on pouvait rendre fort étendu et fort sûr ; que la terre des environs était on ne peut plus abondante en vivres, tandis que les montagnes voisines portaient des forêts propres à la construction des navires; comme enfin de là à Mayorque, à Minorque , à Yvice et dans tout le reste de l’Espagne , la traversée était extraordinairement courte, et ne durait guère plus de vingt heures, il espérait que sa situation future ne serait pas moins heureuse que celle de Barberousse, tant sur terre que sur mer.

Mais de son côté Aroudj, qui n’ignorait point cela, s’irritait excessivement à l’idée que Kara-Hassan voulût s’égaler à lui (chose, comme on sait d’ailleurs, assez habituelle aux tyrans et aux ambitieux); il allait jusqu’à penser que le fait d’occuper seulement en ces contrées quelque terre ou seigneurie, était, pour ainsi dire, les lui dérober, et comme si on les avait enlevées à lui-même , tant ses désirs ambitieux convoitaient la domination de ces terres et de ces provinces.

Quant à la sujétion d’Alger, il était si intimement persuadé qu’elle aurait lieu lors que bon lui semblerait, que sa première pensée avait été qu’il convenait avant tout de tomber à l’improviste sur Car-Hassan, et de le chasser de là avant qu’il n’y prît davantage racine.

Mu par cette intention , il s’achemina donc sur-le-champ vers Sargel (Cherchell), et cela en grande hâte et sans prendre repos seulement durant une heure. Il avait ordonné également à ses galères de mouiller dans le port d’Alger, et de le suivre immédiatement par mer. Une fois arrivé à Sargel, il put s’apercevoir qu’il lui était on ne peut plus- facile d’y entrer immédiatement et sans résistance , parce qu’il n’y avait pas alors plus de murailles qu’il n’en existe aujourd’hui , et qu’on ne voyait qui que ce fût se mettre en avant.

Et toutefois, il voulut montrer qu’il ne venait point pour faire le mal, mais bien seulement pour conclure de libre accord une affaire, comme cela se pratique entre amis. Conformément donc à cette manière d’agir, il fit savoir à Car-Hassan, qui se montrait fort émerveillé de sa venue, que lui Barberousse n’était point satisfait de le voir s’emparer ainsi de ce territoire, parce qu’il prétendait y établir sa résidence.

Grâce à tous ses bâtiments et aux corsaires dont il était suivi, il imprima une telle crainte à Car- Hassan , que ce lui-ci résolut d’accomplir sa volonté. Confiant donc dans l’ancienne amitié qui, durant tant d’années, les avait unis, il alla sur l’heure s’entendre avec lui, et lui donner la bienvenue; puis s’excusant le mieux qu’il put faire, il se remit lui-même, avec ses Turcs, ses galères, en y comprenant même le pays, entre les mains de Barberousse; mais celui-ci usa de bien grande cruauté, car, sans plus de retard, la tête d’Hassan fut tranchée devant lui.

Non seulement il prit son bâtiment, mais encore ses esclaves et tout ce qu’il avait en sa demeure, puis incorporant sous sa bannière les Turcs qui se trouvaient là , il se fit reconnaître pour roi et seigneur de tous les habitants de cette bourgade. Cela fait, Barberousse laissa environ une centaine de Turcs pour garnison, et, se dirigea en toute hâte sur Alger.

Mort de Sélim Eutemi.

A l’arrivée de Aroudj à Alger, il fut reçu de tous avec grand contentement; car ceux-ci ne savaient guère quel incendie ils allumaient en leur cité, et particulièrement le cheik, ou, si on l’aime mieux, le prince Sélim Eutemi, qui tenait la ville sous sa domination.

Ce fut lui qui recueillit et logea Barberousse en son palais, ne sachant quel accueil lui faire. Les Maures et les principaux habitants en agirent de même avec les Turcs, et on peut dire en général que tous , tant les Turcs que les Arabes, furent reçus avec grande joie et parfaitement hébergés.

Alors voulant montrer qu’il n’était point venu conduit par d’autre intention que celle de servir les habitants et de les délivrer du joug des chrétiens, Barberousse commença, dès le jour suivant, avec grand bruit et clameur, à ouvrir une tranchée et à planter une batterie en face de l’île où étaient les Espagnols , les menaçant tous de leur faire perdre la tête, usant de rodomontades et proférant mille bravades orgueilleuses, comme les Turcs en font souvent.

Et néanmoins, avant que la batterie commençât à jouer, et pour ne point négliger les moyens ordinaires et de droit usités en ces sortes d’occasions , il fit entendre par un Turc, au commandant de la forteresse , que s’il voulait la lui remettre sans coup férir, il lui donnait sa parole de le laisser sortir, lui et sa troupe, avec ses bagages , et de lui assigner outre cela certains bâtimens qui les transporteraient à leur bon plaisir en Espagne.

A cela le commandant répondit qu’il l’excusait et de ses bravades et de ses offres; que ces dernières ne pouvaient avoir quelque influence que sur des, lâches , et qu’il eût bien à considérer lui-même qu’il lui en adviendrait pis encore qu’il ne lui en était advenu devant Bougie. Cela ayant été dit, et, sans attendre autre réplique, Barberousse commença à battre en ruine cette forteresse , qui n’était pas distante de la ville de plus de trois cents pas (comme aujourd’hui on peut encore le voir dans l’endroit de l’île où elle était située).

Jamais néanmoins le dommage ne put être considérable, parce que toute l’artillerie des Turcs était de petit calibre. Les habitans d’Alger, voyant qu’au bout de vingt jours aucun résultat n’avait eu lieu, ce qui rendait la venue de Barberousse comme superflue, commencèrentà se repentir de leur démarche; car, en outre de cette circonstance, les Turcs se rendaient insupportables, exerçant mille violences et mille exactions en la ville ( et cela avec un orgueil démesuré , comme il arrive en tout lieu où on les- accueille et où on les reçoit).

Dans leur pensée, en effet, il était à craindre qu’il n’en advînt pas mieux par la suite, et c’est ce qui accroissait leur mécontentement, particulièrement celui du cheik Sélim Eutemi, le seigneur d’Alger, qui ne pouvait déjà plus supporter l’arrogance de Barberousse, et le peu de cas qu’il faisait de lui dans sa propre habition, et hors de là en public. Dès cette époque , il redoutait déjà ce qui, dans bien peu de temps, devait arriver.

Exécutions sanglantes.

Et, en effet, de nuit comme de jour, Barberousse n’avait autre chose en l’imagination que ceci : comment et de quelle manière, à quelle occasion enfin il pourrait s’emparer du pays.

Malgré les obligations qui sont naturellement imposées à un hôte, il prit en dernier lieu la résolution de tuer traîtreusement le cheik qui l’avait accueilli; puis, cela une fois exécuté, de se faire reconnaître de force et à main armée pour roi et seigneur, ordonnant qu’on le proclamât comme tel, et qu’on lui jurât obéissance- Et pour venir à bout d’un tel dessein sans tumulte, et sans bruit, un jour, vers midi, comme le cheik Sélim Eutemi était entré au bain, en son palais, afin d’accomplir l’ablution qu’on doit faire avant la prière de cette heure (ainsi que c’est l’usage des Maures et le précepte de leur Coran), Barberousse, qui logeait en la même habitation, entra traîtreusement dans le bain , et y trouvant le prince seul, nu , à l’aide d’un autre Turc qu’il avait amené avec lui, il l’étouffa et le laissa étendu à terre.

Il cacha ce qui s’était passé durant quelques instants; puis, venant à entrer une seconde fois dans le bain, il commença à appeler à grands cris le secours des gens de la maison, et à dire que le cheik était mort, que c’était la chaleur du bain qui l’avait étouffé; et cela étant publié immédiatement dans la ville, non sans de grands soupçons que Barberousse fût l’auteur d’une telle méchanceté et d’une si grande trahison, tout le monde se recueillit chez soi de terreur.

Constitution définitive du pouvoir entre les mains d’Aroudj

Mais, par ordre de leur chef, les Turcs qu’il avait instruits prirent à l’instant les armes et se joignirent aux Maures des montagnes de Gigel.

Ils firent chevaucher Barberousse sur son cheval , et le conduisant par la ville avec grandes clameurs et acclamations , ils l’intronisèrent comme roi. Cela fut fait sans qu’aucun Maure ou aucun habitant d’Alger osât ouvrir la bouche et dire une parole. d’opposition.

Le cheik avait un fils qui se trouvait encore en bas âge ; mais voyant que son père n’existait plus, et craignant que Barberousse le fît périr, grâce à l’aide de quelques Maures du palais et des serviteurs de son père, il s’enfuit et ne s’arrêta que quand il fut parvenu en la ville d’Oran, où le marquis de Coinarès (qui alors était le général commandant le pays et ses forteresses) l’accueillit favorablement.

Plus tard, il l’envoya en Espagne au cardinal archevêque de Tolède don Fray Francisco Ximenês, qui, à la suite de la mort du roi catholique, et en l’absence de Charles-Quint, alors en Flandres, gouvernait ce royaume.

 


 

Extrait, chapitre XVI

 

– Khaïr-ed-din prolonge son séjour à Alger;
– Sévérité de son administration ;
– Décadence momentanée;
– Départ du bey pour Gigel;
– Il promet de revenir au bout de trois ans ;
– Course en mer; capture de navires chargés de blé ;
– Reconnaissance des habitants de Gigel ;
– Croisière dirigée contre les habitants de Tunis;
– Ils envoient demander la paix ; leurs prisonniers leur sont rendus.

 

[..]Après cet événement , Khair-ed-din resta encore deux ans à Alger, et la police sévère qu’il y maintint, obligea ceux qui auraient le plus désiré une révolution à rester dans les bornes de leurs devoirs. La situation n’était point, durant ces derniers temps, aussi brillante.

… Les pays qu’ils avaient conquis dans la province du Levant ( l’Est d’Alger) se trouvait partagés entre Kara-Hassan et Ahmed-ben-el-cadi , sans qu’il y eut aucun espoir de les recouvrer.

 Le petit empire de Khaïr-ed-din se trouvait par conséquent borné à la ville d’Alger et à son territoire. Cette position fit faire au bey des réflexions mortifiantes sur l’inconstance de la fortune qui paraissait l’abandonner; et son amour-propre blessé lui inspira du dégoût pour le séjour d’Alger. Il était indécis, néanmoins, s’il en partirait, ou s’il continuerait à y rester.

La province du Couchant était également en révolte contre Khair-ed-din , et tomba en partage à Car-Hassan, qui fit de Scherchel sa capitale; nous en aurons la preuve plus loin dans le récit de la reprise de cette ville par Khair-ed-din et de la mort de Car-Hassan, comme Haido, Marmot et d’autres le racontent aussi, en transportant toutefois ces événements à des époques différentes. Voyez au surplus les notes à la fin.

 

Départ du Khair-ed-din pour Gigel; il promet de revenir au bout de trois ans.

 Dans cette perplexité, il pria Dieu de vouloir bien l’éclairer sur le parti qu’il avait à prendre. Une nuit, […] Khair-ed-din, en se réveillant, vit dans ce songe qui le frappa, un ordre divin de quitter Alger, et il se mit aussitôt à faire secrètement ses préparatifs.. I1 avait dans son arsenal neuf vaisseaux; il en fit mettre trois en armement, comme s’il avait le projet de les expédier à Constantinople pour des affaires importantes. Et tandis qu’on disposait le gréement, et que « on faisait les réparations nécessaires, il préparait tout pour un départ, qu’il n’annonça néanmoins qu’au moment où on lui vit transporter à bord ses effets et son bagage.

Alors, convoquant un grand divan où les principaux de la ville furent invités à assister, il leur dit : 

«Habitants d’Alger, j’ai formé la résolution de vous quitter, et de laisser à vos soins et à votre sagesse le commandement de cette ville : je vous en remets la garde, et vous invite à veiller avec union, avec constance, à sa conservation et à votre bonheur»

Les Algériens sentirent vivement la perte qu’ils faisaient; il n’y avait aucun d’eux qui ne rendît justice aux vertus de Khaïr-ed-din, et qui ne le regardât comme un de ces hommes rares, faits pour le commandement, dont la nature semble méditer l’apparition sur la terre pendant des siècles. […]Leur coeur était affecté de son départ; mais ils ne firent point d’efforts comme la première fois pour le retenir, ils se contentèrent de l’accompagner jusqu’à ses vaisseaux, et ils le quittèrent les yeux baignés de larmes, en faisant des vœux pour sa prospérité.

Le calme obligea Khair-ed-din à passer toute la •nuit dans le port. A la pointe du jour, les Algériens accoururent au bord de la mer, et ils virent avec satisfaction qu’il n’avait point encore mis à la voile. Ils le conjurèrent de mettre pied à terre, pour que le peuple pût encore jouir un instant de sa vue.

Khair-ed-din se rendit à leurs instances, et lorsqu’il fut au milieu d’eux, un des principaux habitants lui adressa ce discours :

« Seigneur, nous regardons comme le plus grand des malheurs qui pouvait nous arriver, la ‘résolution que vous avez prise de nous  quitter ; nous ignorons si cette séparation sera de longue durée, ou si vous êtes dans le dessein de revenir : daignez nous instruire de vos projets, afin que dans le cas où nous ne pourrions plus nous flatter de l’espoir de vous revoir, il soit pris les mesures que nécessitera cette dis-position, »

 

«Citoyens d’Alger, répondit Khair-ed-din, je me propose d’ètre trois ans absent, et de revenir ensuite au milieu de vous. Après ce terme, si vous ne me revoyiez point, c’est que cette séparation devrait être éternelle. »

Après avoir pro-noncé ces paroles, il leur fit ses adieux, et, profitant d’un vent de terre qui commençait à souffler, il fit voile pour la ville de Gigel, où il déposa sa famille, dans le dessein de s’y établir.

Gigel, cette année, était affligé par la disette. Khair-ed-din, voyant le haut prix des vivres, prit le parti de faire des courses sur les chrétiens, pour se procurer les moyens de soulager le peuple. Il forma une division de sept bâtiments, et peu de jours après son départ de Gigel, il rencontra un nombre pareil de bâtiments montés par les infidèles, qui se mirent en devoir de se défendre. Khair-ed-din en coula un à fond, et les autres reconnaissant, à la manière de combattre, qu’ils avaient à faire à ce bey, dont le nom et les exploits étaient devenus si fameux , amenèrent leurs pavillons et se rendirent.

Ces vaisseaux étaient heureusement chargés de denrées, et le neuvième jour après son départ de Gigel, Khaïr-ed-din rentra dans le port, en y apportant l’abondance. Il fit distribuer le blé de ces prises aux habitants ; un prix modique fut exigé néanmoins de ceux qui avaient les moyens de payer, et il donna gratuitement aux pauvres la portion dont ils avaient besoin pour leur subsistance.

Les habitants de Gigel ne cessaient de remercier la Providence de leur avoir envoyé Khair-ed-din , dans des circonstances où ses secours leur étaient devenus si nécessaires. Après s’être reposé quelque jours, il repartit de nouveau pour la course. Il prit un bâtiment chargé de sel , et cette prise lui fit le plus grand plaisir., car la ville de Gigel se trouvait au dépourvu de cette denrée. I1 adopta , pour la distribution du sel, les dispositions qui avaient été prises précédemment , lorsqu’il s’était agi des chargements en blé. La mauvaise saison arriva sur ces entrefaites, et Khair-ed-din passa l’hiver à Gigel.

Croisière contre le Sultan de Tunis

Au retour du printemps, il fit armer neuf vaisseaux avec lesquels il alla croiser contre les Tunisiens, pour se venger de leur sultan ( le sultan de Tunis avait refusé son aide lors du siège de Bejaia, ndlr). Il prit à celui-ci quantité de bàtiments, qu’il amena à Gigel avec tous leurs équipages. Les habitantss des côtes de Tunis résolurent de lui envoyer, en leur propre nom , une députation pour le supplier de leur accorder la paix, et afin qu’il lui plût de leur rendre ceux de leurs concitoyens qu’il avait en son pouvoir.

Kher-ed-din céda à leurs prières et délivra les prisonniers. Les députés des côtes de Tunis étaient venus à Gigel avec neuf vaisseaux bien armés. Khaïr-ed-din les engagea à se réunir à son escadre, qui se trouvait aussi composée de neuf bâtiments, .et ils partirent tous ensemble pour aller croiser sur les côtes des infidèles.

Corsaires Aroudj et Kheir Eddine BarberousseIls ne furent point heureux dans ce voyage, et après avoir épuisé toutes leurs provisions, ils retournèrent à Gigel. La saison était encore belle, ils prirent des rafraichissements , et ils sortirent une seconde fois. La flotte musulmane, après quelques jours de navigation, rencontra un gros vaisseau espagnol, défendu par une bonne artillerie et un nombreux équipage. Khaïr-ed-din se chargea de l’attaque ; comme il s’avançait pour lui jeter les grappins, un boulet parti du bord ennemi lui abattit son grand màt, et bientôt après un autre boulet lui enleva son turban, sans cependant lui faire aucun mal. Le bras de Dieu qui veillait sur une tète si précieuse, le préserva sans doute en cette occasion.

Le brave Kbaie-ed-din, dont l’âme était incapable de se troubler au milieu des plus grands dangers , vint à bout de joindre le vaisseau des infidèles. Il sauta le premier à bord; d’un coup de sabre, il abattit la main du capitaine qui se présentait, et un joldach turc qui était à ses côtés lui trancha la tête avec son yatagan.

Les chrétiens, à cette vue, perdant courage, tombèrent à genoux et demandèrent quartier. Khair-eddin donna ordre de cesser le carnage, et il dut à son intrépidité la prise d’un vaisseau qui ,e par son artillerie , aurait été en état de résister à toute la flotte musulmane. Il y trouva en outre une riche cargaison, com-posée de deux cents quintaux de soie, de quarante balles de draps, de seize cents quintaux de châtaignes, de deux mille quintaux de noisettes, et de quinze caisses remplies d’étoffes précieuses. Il envoya cette prise bien escortée à l’ile de Girbé ( Djerba, ndlr)), se proposant de la suivre de près et de terminer la croisière: telle était du moins son intention; mais sa navigation durait encore, lorsqu’il eut avis qu’un corsaire infidèle venait de faire une descente sur les côtes du royaume de Tunis, et qu’il y avait enlevé un grand nombre de musulmans qu’il emmenait en captivité alors il changea de dessein, et il résolut d’aller à la poursuite de ce nouvel ennemi.

Lorsqu’il fut sur le cap Bon, il découvrit un vaisseau armé qu’il soupçonna pouvoir être celui à la recherche duquel il allait. Il lui donna la chasse, l’atteignit, et sautant à l’abordage, suivi de la troupe de héros qu’il commandait, il s’en rendit maître, avec la protection de Dieu. Son premier soin fut de rompre les fers des pauvres Tunisiens, qui ne cessèrent de bénir leur libérateur, et de lui souhaiter tous les biens du ciel et de la terre.

A l’instant il donna ordre de virer de bord, et de faire voile pour Girbé ( Djerba). A son heureuse arrivée dans cette fie, il fit répartir les deux prises qu’il avait faites, suivant les usages de la course, entre tous ceux qui y avaient droit. Il revint une somme importante à chaque soldat turc et à chaque matelot maure (1) .

(1) Comme on peut le voir par ce qui va suivre, durant ces expéditions, Ahmed bel kadi régnait momentanément sur Alger.


 

Chapitre – XVII

– Grande expédition sortie de Girbé (Djerba);
– Retour à Gigel (Jijel);
– Khair-ed-din Barbarousse passe l’hiver dans à Jijel;
– Songe, apparition du prophète;
– Différends avec les habitants d’Alger;
– Ahmed-ben-el-cadi envoie à Khaïr-ed_eddin des présents qui sont refusés;
– Son envoyé est mutilé par les troupes;
– Expédition contre Béjaïa ; elle avorte ;
– On se dirige sur Alger; défaite d’Ahmed-ben-el-cadi dans les montagnes;
– Soumission des cheiks; évasion d’Ahmed-ben-el-cadi ;
– Nouvelle armée formée par lui dans Alger;
– Il meurt assassiné par les siens;
– Triomphe de Khaïr-ed-din.

 

Le hasard fit que, dans le même temps, plusieurs corsaires de Tunis vinrent mouiller à Girbé, où Sinan reis, dont nous avons déjà eu occasion de parler, s’était rendu, quelques jours  avant l’arrivée de Khaïr-ed-din; il y était entré avec trois barques qu’il commandait ; le tout réuni composait une flotte de quarante bâtiments. Khaïr-ed-din proposa d’aller de compagnie en croisière ; tous y consentirent, et ils se mirent en mer sous les ordres du bey. Cette flotte fit un grand nombre de prises, qui répandirent la joie parmi les vrais croyants , et un deuil universel chez les ennemis de notre sainte loi.

Khaïr-ed-din voyant que la mauvaise saison commençait à s’approcher, mit le cap sur Jijel : Sinan reis le quitta pour retourner à Girbé, où ses affaires l’appelaient; et deux autres reis lui ayant demandé son agrément pour aller faire encore quelques jours de croisière, ils partirent pour les côtes de l’Andalousie. La fortune leur fut favorable : ils prirent plusieurs bâtiments chrétiens et vinrent retrouver Khair-ed-din à Jijel, avec un grand nombre d’Andalous qui s’étaient réfugiés à leur bord.

Khaïr-ed-din laissa tranquillement passer les tempêtes de l’hiver, et lorsque le printemps eut chassé les orages, il fit armer, selon sa coutume, quelques bâtiments pour la course, et il les expédia sur les côtes d’Espagne. Ces bâti-mens retournèrent chargés de Maures qui abandonnaient un pays souillé par l’idolâtrie.

Ce fut à peu près à cette époque que Khaïr-ed-din eut un songe miraculeux : une nuit il était livré à. un profond sommeil, lorsqu’il vit tout à coup devant lui le prophète de Dieu , sur qui soit le salut de paix! qui, suivi d’Abou-Bekr, d’Omar, d’Osman , d’Ali , et de tous les compagnons de sa mission divine, s’avança près de son lit, et, d’un ton majestueux lui dit :

«Tu as donc abandonné ta bonne ville d’Alger —Non , prophète de Dieu, répondit Khaïr-ed-din; mais le dégoût s’y était emparé de moi, et je suis venu faire diversion à mon ennui, dans la compagnie de mes fidèles Gigelis. »

Le prophète, sur qui soit le salut de paix! lui dit:  « Khaïr-ed-din , mets ta confiance en l’Éternel, et retourne à Alger». En ce moment Khaïr-ed-din se réveilla , et ouvrant les yeux, il aperçut encore ce soleil du ciel et de la terre qui sortait de l’appartement avec son glorieux cortège. Khaïr-ed-din, en exécution de l’ordre qu’il venait de recevoir de la bouche même du prophète, forma la résolution de retourner à Alger. Il était entièrement préoccupé de ce projet , qu’il ne communiquait encore à personne, lorsque le besoin d’eau et de provisions conduisit vers Alger un des vaisseaux qu’il avait expédiés en course. Comme ce bâtiment s’approchait, on fit feu sur lui, et on l’obligea à s’éloigner.

Ahmed-ben-el-cadi , après le départ de Khaïr-ed-edin , avait, par ses intrigues, obtenu le commandement de la ville d’Alger, et il y régnait en souverain.

Le reis de ce vaisseau laissa arriver, et retourna à l’instant à Gigel, tant par nécessité, que pour rendre compte au bey de la réception qu’on lui avait faite dans une ville dont il avait été si longtemps le protecteur. Il se présenta devant Khaïr-ed-din avec ses principaux officiers, et après lui avoir raconté l’insulte que les Algériens avaient faite à son pavillon, il ajouta :

« Seigneur, nous étions les maîtres de ce pays et nous avions bien acquis le droit d’y comman-der par le sang que nous y avions versé pour le défendre ; à deux fois différentes nous en avons repoussé les infidèles, qui certainement s’en seraient emparés s’ils n’avaient eu à combattre que les faibles habitants.

Ces deux victoires ont coûté la vie à beaucoup de nos braves camarades , et quel est cependant le profit qui nous reste de tant d’efforts et de tant de peines? Nous-mêmes, de notre propre choix, et sans nécessité, nous l’avons abandonné à des mains ennemies qui nous en défendent l’entrée ; il est de votre gloire, Seigneur, de vous venger de l’affront que nous venons d’essuyer.

Il faut aller, soit à bord de nos bàtiments, soit par terre, nous emparer de nouveau de cette ville ingrate, et y exterminer les téméraires qui, osent nous braver. Nous sommes tous disposés à vous suivre, et vous n’ignorez pas ce que nous savons faire. En cela, il est vrai, il nous suffit de suivre l’exemple d’un chef si digne de nous commander.» 

C’était la première fois, depuis que Khair-ed-din avait quitté Alger, que des joldachs lui avaient adressé de pareilles insinuations. Aucun d’eux, jusqu’à ce moment, ne lui avait témoigné le moindre regret d’avoir quitté Alger, et il at-tribua l’ardeur qui les animait dans cette circonstance aux inspirations du, Très-Haut qui, par là, voulait sans doute lui confirmer la vision qu’il avait eue.

Ahmed-ben-el-cadi ne fut pas longtemps sans se repentir de l’insulte qu’il avait faite aux vaisseaux de Khair-ed-din : on lui avait donné connaissance des prises considérables que le bey avait enlevées aux infidèles, du nombre de bâtiments dont son escadre s’était augmentée, et de la quantité de recrues qu’il avait pu faire dans le royaume de Tunis.

Ces avis lui donnèrent de l’inquiétude : toutefois, il s’imagina que des, excuses et une soumission apparente, accompagnées de quelques riches cadeaux, pourraient faire taire le ressentiment de Khaïr-ed-din.

D’après ce calcul, il lui expédia un de ses officiers pour lui porter, à Gigel, une lettre accompagnée d’un présent. Khaïr-ed-din fit refuser l’entrée de ses appartements à l’envoyé d’Ahmed-ben-el-cadi, et lui fit signifier en outre de se retirer à l’instant même, en remportant ce qu’il devait lui offrir; mais, trouvant beaucoup « trop doux un tel procédé, les troupes du bey se saisirent de cet envoyé, et après l’avoir accablé d’insultes et d’invectives, ils lui coupèrent le nez et les oreilles, et le renvoyèrent ainsi mutilé à son maître.

Ahmed- ben-el-cadi, en apprenant l’accueil qu’on avait fait à son officier, comprit tout ce qu’il devait attendre de l’indignation du bey. Mais les principaux habitants d’Alger renouvelèrent secrètement, en cette circonstance, les instances qu’ils avaient déjà faites à Khair-ed-din , pour l’engager à venir les délivrer des vexations d’Ahmed-ben-el-cadi. Le bey leur avait toujours adressé des réponses vagues qui témoignaient de son indifférence; pour cette fois , il les assura formellement qu’il ne tarderait pas à exaucer leurs voeux.

Bientôt, en effet, il donna l’ordre d’équiper tous les vaisseaux pour le transport des troupes à Alger; cependant, l’envie d’enlever Bégiajé aux Espagnols , lui fit changer cette disposition; il fit dresser les tentes dans les plaines de Gigel, et il se mit en marche avec un camp formidable, composé de Turcs et de Gigelis , pour assiéger le château de Bégiajé, et commencer par là ses nouvelles entreprises. Il était déjà à une journée de Gigel, lorsqu’il reçut une nouvelle ambassade de la part des Algériens: ceux-ci l’engageaient à presser son départ pour leur ville, dont les portes, disaient-ils, lui seraient ouvertes dès qu’il se présenterait.

Khair-ed-din leur demanda des otages, pour sûreté de leur parole, et les Algériens lui envoyèrent les en-fans de plusieurs cheiks importans de la ville. Ces dispositions favorables, dont il était de sa sagesse de profiter, le firent renoncer au siége de Bégiajé qui lui tenait tant à coeur, et il se dirigea vers la côte d’Alger. Arrivé dans les environs de Sebona, ville qui était de la dépendance d’Ahmed-ben-el-cadi, un corps de cavalerie, chargé de veiller pendant la nuit à la sûreté du camp, aperçut une troupe de dix-huit cents montagnards de Felissa qui défilaient pour aller se joindre à l’armée du grand cheik. La patrouille du bey tomba à l’improviste sur cette troupe qui marchait en désordre; elle en tailla en pièces un grand nombre et se saisit de celui qui commandait le détachement.

Les fuyards, on le pense bien, portèrent en diligence la nouvelle de leur défaite à Ahmed-ben-el-cadi, qui, à la pointe du jour, s’approcha pour arrêter les progrès de Khair-ed-din , et pour lui livrer bataille. Son armée était com-posée de huit mille cavaliers et de mille montagnards à pied; il vint se camper assez près des troupes turques , au pied d’une montagne très escarpée, et il fortifia son camp par de larges fossés ; il était en vue de l’ennemi, et il n’y avait entre eux que le vallon qui sépare les montagnes de Felissa ou Mellil, de celles de Mouateas.

Ses cavaliers s’avançaient près de l’armée turque, et l’inquiétaient incessamment par des décharges de mousqueterie ; puis, lorsqu’ils se trouvaient trop pressés, ils se retiraient dans leur camp, dont Khair-ed-din ne pouvait appro-cher. Il y avait déjà plusieurs jours que ces escarmouches, peu avantageuses pour les Turcs, continuaient, et le bey était dans les plus grands embarras.

Une nuit, avant de s’endormir, il leva les mains au ciel, et pria le Très-Haut de vouloir bien l’éclairer sur le parti qu’il avait à prendre. Aussi vit-il, durant son sommeil, deux armées qui combattaient du côté de l’ouest. A son réveil ce songe le frappe ; il monte à cheval, fait déployer les drapeaux, sonner la marche, et il se met en route vers le couchant.

Ahmed-ben-el-cadi, en apercevant ce mouvement des troupes turques, se tourna vers ses officiers, et leur dit :

« Mes amis, l’ennemi fuit devant nous; suivons ses traces , et profitons de ce moment favorable pour l’exterminer.»

  Cet avis fut généralement approuvé, et toute l’armée du cheik arabe se disposa à aller attaquer Khair-ed-din. Elle n’eut pas de peine à le joindre, et le combat s’engagea : le sabre ottoman vint bientôt à bout de mettre le désordre dans l’armée d’Ahmed-ben-el•cadi; bientôt aussi les Arabes se débandèrent, et on leur vit chercher leur salut dans la fuite ; mais la cavalerie du bey les poursuivit à toute outrance; aussi en tua-t-elle plus de quatre mille. Le reste de l’armée se réfugia dans certain défilé de la montagne des Mouateas, au pied de laquelle Ahmed-ben-el-cadi avait antérieurement posé son camp. Khair-ed-din , sans perdre de temps, gagna les hauteurs ; et s’étant posté avantageusement afin de s’opposer à la sortie des fuyards, il envoya des ambassadeurs aux cheiks de ces montagnes pour les inviter à lui rendre hommage.

Cette négociation réussit au gré de ses désirs, et les cheiks lui promirent obéissance et fidélité. Lorsque A hrned-ben-el-cadi eut appris cette défection qui le privait de toutes ses ressources, la crainte s’empara de son coeur; mais bien loin de témoigner les inquiétudes qui l’agitaient , il assembla les chefs de l’armée pour les encourager à tenir bon, dans le poste inexpugnable où ils étaient campés, jusqu’à ce qu’il pût au moins rassembler des forces suffi-santes pour tenir la campagne. Lors donc qu’il crut avoir tranquillisé leur esprit, il profita de leur sécurité et de l’obscurité de la nuit pour fuir avec ses plus fidèles serviteurs.

Mais dès que les Arabes furent instruits de cette évasion , ils allèrent trouver Khair-ed-diri pour le prier de les admettre au nombre de ses sujets ; et ils ajoutèrent:

« Seigneur, nos provisions sont finies, permets-nous seulement d’aller les renouveler; et nous-mêmes, dans peu, nous irons te rejoindre, afin de combattre avec toi tes ennemis. Le bey consentit avec plaisir à cette demande, et il leur promit de les attendre au lieu même qu’il occupait.

 

Ahmed Belkadi meurt   assassiné par les siens

 

Ahmed-ben-el-cadi avait pris le chemin d’Alger. Arrivé dans cette ville, il leva à la hâte une autre armée avec laquelle il se flattait d’être plus heureux. En conséquence, il suivit le chemin que devait prendre Khair-ed-din , et se tint campé muni de tout ce qui lui était nécessaire, dans un lieu fort resserré, où il fit d’abord pratiquer de larges fossés au moyen desquels l’entrée se trouvait défendue.

Sur les avis qui lui étaient parvenus, Kher-ed-din résolut de se mettre en marche sans attendre plus long-temps les Arabes, et il vint chercher Ahmed-ben-el-cadi dans ses retranchements. Mais s’étant aperçu de l’impossibilité d’y pénétrer, il prit le parti de faire un détour et de continuer sa route vers Alger , dans l’espérance que son ennemi viendrait y vider la querelle.

Ahmed-ben-el-cadi envoya à sa poursuite trois mille cavaliers, l’élite de ses troupes, qui l’atteignirent dans une gorge où ils avaient l’avantage de la position. Le bey donna ordre de reculer en bon ordre sans cesser de combattre, jusqu’à ce que les troupes pussent trouver une issue qui lui permit de déployer toutes ses forces.

Sur ces entrefaites , ceux qui étaient restés dans les retranchements avec Ahmed-ben-el-cadi, se mirent à discourir entre eux et à rai-sonner sur les faibles moyens que leur chef possédait encore pour lutter contre la fortune de Khafr-ed din.

Insensiblement , ils tramèrent un complot et résolurent de l’assassiner, dans l’espoir que ce meurtre serait un titre aux yeux du bey pour obtenir leur grâce; en conséquence de cette résolution, un d’eux s’approcha de Ahmed et lui enfonça sa lance dans le cœur. La nouvelle de sa mort fut portée en peu d’instants à cette troupe de cavaliers arabes qui étaient aux prises avec les Turcs.

Tout à coup leur courage s’abattit, et ils ne cherchèrent plus qu’à trouver leur salut dans la fuite. Ce fut inutilement : l’armée de Khair-ed-din leur ferma les passages, et presque tous y périrent.


Source : Histoire de Aroudj et de Khair-Ed-Din,

Par : A. RANG et Ferdinand Denis, Tome I, 1837. P.49, P.69, P.185,  P.195

 

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