Les antiquités dans la commune mixte de Taher – C. VIRÉ (1894)

Les limites de la commune mixte actuelle de Taher sont : au nord, la mer, et, à l’ouest, l’Oued-Djendjen qui est sa frontière avec la commune de plein exercice de Strasbourg.

inscriptions lybiques, Algerie, Jijel, TaherBien que poussant vers l’est une pointe jusqu’à l’Oued-el-Kebir, elle n’a pas de ce côté, non plus qu’au sud, de limites naturelles. A l’est et au sud, en effet, ses bornes sont plantées en pleine montagne qui la séparent des communes mixtes d’El-Milia, de Tababort (Djidjelli) et de Fedj-M’zala. […] Du nord où est la mer, au sud où est la montagne, on trouve d’abord une ligne de dunes élevées et épaisses, puis une sorte de plaine avec des dépressions formant des lacs marécageux, et, enfin, un plateau montant en pente assez douce jusqu’à la montagne.

 

Temps préhistoriques

inscriptions lybiques, Algerie, Jijel, TaherLa partie basse (dunes, plaine marécageuse, plaine sèche, plateaux de faible élévation) a dû être peu peuplée aux époques préhistoriques, à cause de l’insalubrité et des marais. Aussi, les vestiges de l’homme primitif, et notamment les instruments en pierre, y sont-ils rares. Quelques campements ont dû néanmoins s’établir, probablement à titre temporaire, sur le bord des lacs marécageux, soit pour chasser, soit pour pêcher. En effet, j’ai trouvé sur le sol même, sur un plateau, entre deux cuvettes de lacs que l’eau remplissait encore il y a peu de temps (lac des Ouled-Salah et lac de l’Oued-Bokra), au lieu dit Bou-Cherka, à trois kilomètres au nord de Taher, entre le village et la mer, quatre outils préhistoriques. Je ne puis donner la description des deux premiers qui étaient des grattoirs en cliquart (grès dur), les ayant malheureusement égarés. Le troisième qui me reste (fig. 1) est soit aussi un grattoir, soit plutôt une pointe de lance cassée dans la partie pointue.

La longueur est d’environ 6 centimètres et la largeur de 3 centimètres. Une cassure existe également sur un des côtés. L’autre côté est assez finement travaillé. Le quatrième instrument est en silex noir revêtu sur la moitié d’une patine brune. Il affecte la forme d’un petit grattoir de 5 centimètres de longueur sur 4 centimètres 3 de largeur (fig. 2).

Ce silex n’existe pas à l’état brut dans la région. Il est probable que d’autres outils en cliquart sont disséminés sur ce même plateau ou sur ses pentes. Le long de la côte, je n’ai découvert aucun vestige. Cela s’explique par le caractère sablonneux de cette partie du rivage. Au cas même où il y aurait eu jadis soit des campements, soit des installations fixes, le sable qui a gagné sur la terre ferme aurait tout recouvert. Il faut traverser l’Oued-el-Kebir et pénétrer sur le territoire de la commune mixte de Collo pour trouver le long de la côte qui est alors rocheuse des vestiges nombreux de demeures primitives, des tombeaux et des outils en pierre.

 

Nécropole lybique.

Dans la commune mixte de Taher, c’est seulement dans les premières montagnes, à une altitude de 200 à 300 mètres et à 7 ou 8 kilomètres de la mer, qu’existent des traces de l’homme antique, notamment des sépultures préhistoriques.

Les indigènes m’en ont signalé près de ruines romaines sur les huttes rouges que l’on voit de Taher, à 4 kilomètres au sud du village, dans le douar des Beni-Siar. Le temps m’a manqué pour vérifier leurs dires. Mais j’ai relevé, pas très loin de là, sur un plateau escarpé des quatre côtés, dans le douar Oued-Djendjen, entre l’Oued-Nil et son affluent, l’Oued-Bokra, un peu au-dessus et à 500 mètres à l’ouest de l’ancienne ferme Plissonnier qui appartient aujourd’hui au Comptoir d’escompte de Djidjelli, une nécropole lybique assez étendue. J’ai compté sur le plateau une cinquantaine de tombes, orientées d’est en ouest. Parmi ces tombes, les unes affectaient la forme de dolmens construits sur tumulus de faible hauteur en-tourés de cromlechs ; d’autres étaient des dolmens recouverts de tumulus, — et sur le bord ouest du plateau, du côté où la pente est presque abrupte, il y a les restes de plusieurs sortes de tours cylindriques de 2m50 environ de diamètre, formées d’un mur de grosses pierres brutes sans ciment, ni mortier, rasé au sol et qui, à en juger par l’amas de moellons écroulés jonchant l’intérieur, n’ont pas dû être fort élevées.

Ces vestiges sont peut-être les restes de constructions analogues aux chouchet de l’Aurès et du Hodna.

Mais les plus nombreuses d’entre les sépultures de ce plateau affectent la forme suivante : une chambre sépulcrale formée de quatre dalles verticales de pierre, deux ayant 1m20 de longueur et 1 mètre de hauteur environ et deux un mètre de largeur sur un peu moins de hauteur, fermées par un couvercle de pierre formant table et entourées de deux cercles de cromlechs. Le couvercle formant table a, dans presque toutes les sépultures, été enlevé ; il gît sur le sol, soit entier, soit brisé. J’ai fouillé une de ces sépultures dont le couvercle avait été enlevé et brisé. L’intérieur était rempli aux deux tiers d’une terre noire mêlée de cailloux. Aucun débris d’ossement ni de poterie n’a été trouvé. A 0m 65 centimètres de profondeur, j’ai rencontré la dalle inférieure formant le fond du sépulcre. L’épaisseur de cette dalle était de 15 centimètres environ. Cette dalle enlevée, je me trouvai en présence d’une argile jaune, très compacte, qui parut vierge. La plupart des tombes semblent, d’ailleurs, avoir été fouillées. Peut-être, néanmoins, les tombes recouvertes d’un tumulus sont-elles encore intactes.

Une particularité digne de remarque qui semblerait indiquer soit que ces tombeaux ou quelques-uns de ces tombeaux ont servi plusieurs fois et à des époques différentes, soit que la construction lybique s’est maintenue jusqu’à une époque relativement peu éloignée de nous :

C’est que, parmi les cromlechs entourant un des tombeaux situés dans la partie orientale du plateau, on peut voir de grosses pierres carrées, parfaitement symétriques, certainement taillées au ciseau et qui offrent les signes caractéristiques de la pierre de taille romaine. Précisément de ce côté, sur la bordure extrême du plateau, se trouvent des restes de murs sans aucun conteste romains.

Par quel mystère des pierres romaines figurent-elles autour d’un tombeau à priori plus ancien ? Je ne saurais l’expliquer. C’est, d’ailleurs, non loin de ce tombeau remarquable et près d’une pierre romaine sur laquelle un passant, un soldat, sans doute, qui expéditionnait dans la montagne, a gravé au ciseau en lettres superbes IMBERT 1853, que gît sur le sol et récemment cassée en plusieurs morceaux une grande pierre (Fig. 3) plate portant une inscription lybique.

Inscription Lybique, Jijel, Algerie

 

J’ai relevé également sur d’autres pierres voisines des signes presque effacés et qui sont (Fig. 4). peut-être aussi des vestiges d’écriture lybique .

inscription lybique, Jijel, Algérie

 

C’est avec les pierres romaines du bord oriental du plateau et avec les dalles de plusieurs tombeaux lybiques éventrés qu’a été construite la ferme Plissonnier qui est toute proche. Plus heureux que moi, les ouvriers avaient alors trouvé des ossements et des vases qui ont été brisés. L’un d’eux, échappé au massacre, est actuellement entre les mains de M. Foissottes, conducteur des ponts et chaussées à Taher. Enfin, derrière les buttes rouges des Beni-Siar, près de l’endroit où l’on m’a signalé des tombeaux anciens, trop tard pour que je puisse en vérifier l’existence, à quelques centaines de mètres au sud-ouest de la source qui se trouve au pied sud de l’Akba-el-Snab et où existent encore des restes bien conservés d’une construction romaine, se voient au ras du sol des vestiges de murs en grosses pierres brutes, évidemment lybiques. Ces vestiges sont situés sur une pente de très faible inclinaison et couverte de broussailles. Ils s’étendent sur une assez grande longueur.

 

Inscription lybique , Algerie, Jijel,Cliquez pour agrandir

Période romaine

Les Romains ont excellé dans le choix des positions. Si le fait n’était pas déjà suffisamment démontré, l’examen des points occupés par eux dans la région de Taher le prouverait surabondamment. Les Romains se sont bien gardés de s’établir autour des marécages fiévreux où est bâti le village actuel ; ils ont placé la seule colonie agricole importante dont j’ai trouvé trace à 4 ou 5 kilomètres plus au sud, sur un plateau qui voit la mer et qui est balayé par les vents salubres du large. Leurs autres établissements dans la région ne paraissent avoir été que des postes stratégiques. Les ruines de ces postes s’éparpillent depuis El-Milia et les montagnes de la rive gauche de l’Oued-el-Kebir jusqu’aux monts des Beni-Caïd, derrière Djidjelli, sur tout le demi-cercle des montagnes de la commune mixte de Taher, à tous les débouchés de vallées importantes. Ils assuraient le flanquement des établissements de la vallée de l’Oued-el-Kebir et garantissaient Djidjelli.

Ces forts étaient de plusieurs catégories. Les uns, de petites dimensions, devaient avoir une destination analogue à celle des bordjs de signaux construits par le Génie français dans la deuxième période de la conquête de l’Algérie ; les autres formaient de véritables forteresses, pourvues de tout ce qui leur était nécessaire pour se suffire à elles-mêmes. Bien des points occupés jadis par les Romains dans la commune mixte de Taher m’ont sans doute échappé, surtout dans la partie montagneuse et boisée.

On peut, néanmoins, affirmer que l’établissement romain le plus important était celui qui se trouvait à l’embouchure de l’Ampsaga (Oued-el-Kebir). Les ruines sont aujourd’hui ensevelies sous les dunes qui, de la côte, ont gagné peu à peu sur les terres ; mais les indigènes se rappellent parfaite-ment avoir vu sur la rive gauche de la rivière, à 600 mètres de la côte actuelle, des pans de murs et des pierres taillées. Il y avait là plus qu’un simple poste, — un port embarquant les produits de la vallée moyenne de l’Ampsaga et très vraisemblablement d’une partie de la région de Mila, car les ruines qui jalonnent, le chemin actuel de Mila à El-Milia sont trop importantes pour n’ètre pas les restes de gros bourgs florissants, élevés sur une route fréquentée et enrichis par le transit des marchandises.

On a quelquefois voulu voir, dans cette ville de la rive gauche de l’Ampsaga, le municipe de Tucca. Le docteur Reboud, au contraire, place Tucca au Hammam des Beni-Haroun, entre Mila et El-Milia. Bien qu’aucun texte épigraphique n’ait tranché définitivement la question, je crois le docteur Reboud dans le vrai. Pour moi, la ville romaine de l’embouchure de l’Ampsaga a dû être Paccianis Matidiae, que la Table de Peutinger place sur la côte à XXIII milles, c’est-à-dire à 35 kilomètres environ d’Igilgi (Djidjelli), à peu près à mi-chemin entre cette ville et Chullu (Collo). Or, de Djidjelli à l’embouchure de l’Oued-el-Kebir, il y a environ 35 kilomètres.

La limite de la commune mixte de Taher suit pendant une courte distance la rive droite de l’Oued-el-Kebir, puis, laissant le fleuve à l’est, elle va au travers d’un vaste pâté montagneux englober les montagnes des Beni-Habibi et celles des Ouled-Askeur.

Il y a, m’a-t-on dit, quelques restes romains près du marché du premier de ces douars. Je ne les ai pas vus. Dans le second douar, dominant l’emplacement du marché indigène actuel, un énorme rocher, semblable, mais en plus petit, au rocher qui supporte Constantine, a vu se dresser jadis sur sa plate-forme un vaste fort romain. Occupant toute la surface de la plate-forme, ce fort quadrilatéral, au-quel on accédait par un chemin en escaliers, formait une position stratégique importante, à l’intersection de plusieurs vallées, au débouché des montagnes des Ouled-Askeur. En même temps qu’elle surveillait les rudes populations de ce coin (1), cette forteresse gardait le chemin le meilleur et le plus fréquenté pour gagner la plaine.

A quelques centaines de mètres à l’ouest, dans un cirque de rochers, se trouve une nécropole romaine, remarquable par plusieurs grands tombeaux dans le roc. En suivant le chemin de la plaine que commandait la forteresse des Ouled-Askeur, on constate par des pierres enfoncées çà et là sous la broussaille que de petits édifices, peut-être des refuges ou des maisons de traitants, existaient à proximité de la route, — et au moment où l’on atteint la plaine, près du café maure des Ouled-Allel, à l’entrée du bois d’oliviers qui remplit toute la vallée de l’Oued-Nil et qui forme aujourd’hui le communal de Chekfa, des pierres de taille et des colonnes romaines indiquent qu’il y avait là des constructions plus grandes, mais vraisemblablement encore privées.

(1) Les Ouled-Askeur qui habitent des montagnes sauvages, se distinguent encore aujourd’hui de leurs voisins par leur forme robuste et leur esprit turbulent. Ce sont de déterminés voleurs dont les exploits sont bien connus sur les deux versants de la montagne, à Mila et à Tabor.

 

Ces débris sont, d’ailleurs, de trop peu d’importance pour qu’on puisse se rendre bien compte du caractère des constructions primitives. C’est presque en face du café maure des Ouled-Allel, mais de l’autre côté de la vallée, que se trouve la nécropole lybique dont j’ai parlé plus haut et que se trouvent également les pierres romaines éparses sur le sol et dont un certain nombre a servi à la construction de la ferme Plissonnier. Il y a encore des ruines à la limite des douars Chahna et Beni-Siar, sur les bords de l’Oued-Bokra, affluent de l’Oued-Nil, et jusque dans le lit de la ri-vière, dans un endroit sauvage couvert aujourd’hui d’épais fourrés de lentisques. Elles sont, d’ailleurs, de peu d’étendue.

En continuant à marcher de l’est à l’ouest, on ne tarde pas à arriver près des restes d’un établissement agricole et militaire plus important. C’est, du reste, sous la protection de l’établissement militaire que l’établissement agricole s’était développé. Le lieu est situé dans le douar Beni-Siar. C’est une suite de plateaux légèrement ondulés, ayant au milieu trois huttes coniques. Au nord et au sud de ces buttes, on peut déterminer la position de plusieurs fermes romaines, et sur la plate-forme de l’une d’elles, un fort avait été élevé. Les vestiges des fermes, peut-être même d’un pagus, commencent à trois kilomètres au sud du Taher français. Mais quelle différence dans le choix de la position ! Alors que dans le village français actuel, la fièvre sévit à l’état permanent, le plateau romain, balayé par les vents de la mer qui s’étale majestueuse à l’horizon, est d’une salubrité rare.

Les constructions ont disparu : il ne reste plus que des pierres éparses sur le sol, quelques courtes lignes de murs et des fragments de deux voies dont l’une se dirigeait sur la forteresse qui est au-dessus du marché actuel dés Ouled-Askeur. L’éparpillement des pierres se continue jusqu’au pied des buttes rouges en forme de cône désignées sous le nom générique de Buttes des Beni-Siar. La plus élevée porte le nom particulier d’Akba-el-Snab. C’est une position dominante entre l’Oued-Djendjen, qui sort à un kilomètre à l’ouest des gorges où il est né, et la mechta actuelle de Tablats à l’est. Ad nord et à l’ouest, s’aperçoivent les villages français de Taher, de Strasbourg et de Duquesne, tandis que l’Oued-Djendjen déroule son lit jusqu’à la mer et qu’enfin, au bord des flots, Djidjelli s’étale très visible.

La forteresse des Beni-Siar

Dans cette position splendide, se dressait une forteresse romaine de 40 mètres de largeur sur 60 mètres de longueur. Le mur d’enceinte, qui s’élève encore par places à 2m50 au-dessus du sol, était formé de pierres de taille en calcaire et en grès. Près de la muraille nord-est de la forteresse, existent encore quelques vestiges d’un chemin d’accès assez semblable à celui qui menait à la forteresse, bien plus importante, d’ailleurs, du marché des Ouled-Askeur.

La forteresse des Beni-Siar était alimentée en eau potable par une source qui coule à cent mètres en contrebas au pied sud de l’Akba-el-Snab. L’accès de cette source était défendu par un fortin de 15 mètres de longueur, assez bien conservé. Les murs, très épais, sont en briques et moellons. On voit encore dans l’intérieur l’emplacement de plu-sieurs chambres carrées de petite dimension. En arrière de cette source, au sud et jusqu’à l’Oued-Djendjen, sur des plateaux coupés de faibles dépressions, existaient des exploitations agricoles (notamment au lieu dit Chekirt, près de la borne forestière n° 29), dont l’emplacement peut être en partie déterminé par des pans de murs et des quantités considérables de débris de tuiles et de fragments de poteries couvrant le sol.

Tous ces établissements agricoles des Beni-Siar formaient un cercle protégé par la forteresse de l’Akba-el-Snab qui se dressait au centre. Du côté du nord, où se déroulaient la plaine marécageuse et la mer, ils avaient, d’ailleurs, peu à craindre, ayant en plus les deux centres d’Igilgi et de Paccis Matidae comme sentinelles avancées. Mais au nord, il y avait la montagne sauvage, boisée, turbulente. Pour assurer de ce côté le flanquement des établissements agricoles des Beni-Siar, les Romains avaient élevé un fortin annexe de l’El-Snab sur un mamelon presque à la hauteur de la sortie des gorges de l’Oued-Djendjen, près du marais dit aujourd’hui Merdj-Souk.

La garnison de ce fortin de faible dimension était sans doute fournie par la forteresse de l’Akba-el-Snab. Je n’ai relevé aucune inscription sur les grandes pierres de taille de ce fortin, mais des en-tailles grossières et beaucoup de damiers. Tels sont les principaux vestiges des temps préhistoriques et de la période romaine existant, à ma connaissance, dans la commune mixte de Taher, bien d’autres, et peut-être plus intéressants, ont dû m’échapper.

CAMILLE VIRÉ,


Source : Recueil des notices et mémoires de la société archéologique de Constantine,  1894, P.552

Laisser un commentaire