Par: A. BERBRUGGER. Revue africaine , 1862.
M. Féraud , de Constantine, nous transmet la lettre suivante, qui lui est adressée par M. Dolly, ancien chef du Bureau Arabe départemental de Bone :
En lisant, dans le numéro de juillet de la Revue Africaine, votre intéressant article sur les mœurs en Kabylie orientale, je vois, en note, page 274, que:
« Chez les habitants de la Kabilie orientale, on ne rencontre pas, comme chez ceux de la confédération des Zouaoua, de ces grands et populeux villages, aux maisons solidement: construites, blanches et recouvertes en tuiles, qui dénotent un certain bien-être. Depuis le versant oriental du Bàbor et jusqu’à l’Edoug près de Bône; on ne voit généralement que de pauvres cahutes en clayonnages ou en torchis, recouvertes en Dis ou en Liège, dans lesquelles gens et animaux logent pêle-mêle . Les demeures de quelques richards font seules exception à cette situation générale. » «Il est bien probable que c’est ce pays, sauvage, et non l’Edoug, qui correspond au mont Pappua où le dernier roi Vandale, Gelimer, se réfugia momentanément après les victoires de Bélisaire».(L. FÉRAUD) |
«Je ne vous ferai point ici de la vaine érudition, en copiant les textes et les commentaires qui s’accordent à circonscrire cet événement entre Hippone et le cap de Fer. Je me bornerai à vous faire part des observations que j’ai recueillies, moi-même, lors de mes fréquentes courses dans l’Edough.
Il me paraît difficile de placer Midenos sur un des points du littoral ; où toutes les villes nommées dans les itinéraires trouvent assez bien leur place. Je crois encore moins possible d’affecter ce comme le pense M. Fournel, au Ksour de l’Oued Ksob, qui est en plaine, entre les deux lacs.»
«Lorsque j’étais chef du bureau arabe de Bône, j’ai souvent parcouru l’Edough en tous sens ; et, à part les ruines assez importantes, placées sur le littoral et que signalent les itinéraires, je n’ai jamais rencontré, dans le coeur de l’Edough, que de ces ruines secondaires, qui rappellent des postes isolés sur des mamelons et défendant les défilés: ces ruines sont muettes à la surface. L’absence de grandes ruines, dans cette contrée, s’accorde bien avec les récits, qui disent que : Gélimer habitait des cabanes où l’air était fétide et malsain, et que les Maures n’avaient pour toute nouniture que des grains qu’ils mangeaient sans les broyer. Il faut donc, ce me semble, conclure que Midenos est simplement le nom d’un bourg ou d’une petite fraction de tribu. Tout porte à croire que l’événement est circonscrit aux environs d’Hippone. C’est là que s’arrête Bélisaire, dans sa poursuite; et aucune localité au-delà n’est citée, à l’exception du mont Pappua. Si Gélimer, fuyant, avait dépassé la plaine des Senhadja, il aurait mis au moins cinq jours pour gagner les versants ouest du Babor, il serait sorti des limites de la Numidie, ce qui est contraire aux textes, et, enfin, Bélisaire ne se serait pas arrêté subitement à Hippone, dans sa poursuite. » A l’appui de cette supposition, j’ajouterai que très-souvent les indigènes, en voulant prononcer certains mots français, substituent l’N à l’R et vice versa. Ainsi, disent-ils, genenar pour général, tribunar pour tribunal, et bien d’autres que vous retrouverez et qui me confirment dans l’opinion que Gélimini est un nom propre de la langue latine, au génitif, passé de cette langue dans les traditions orales du pays…. DOLLY |
Observations sur la lettre précédente. — Auteur de la note critiquée par M. Dolly, c’est à moi de la défendre :
Voici l’origine du débat. A propos d’un travail de M. Féraud, sur la Kabilie Orientale, je disais dans une note (V. n° 34, de la Revue Africaine, t. vi, p. 274) :
« Il est bien probable que c’est ce pays sauvage (celui qui s’étend du versant oriental du Babor jusqu’à l’Edough), et non l’Edough, qui correspond au mont Pappua, où le dernier roi des Vandales, Gélimer, se réfugia momentanément après les victoires de Bélisaire »
A vrai dire, si j’ai hasardé cette remarque en passant, c’était pour provoquer une polémique Je voyais la synonymie du Pappua et de l’Edough généralement acceptée ; et. ne la croyant pas justifiée par l’étude des sources originales, je n’étais pas fâché, en hasardant une assertion qui passerait nécessairement pour téméraire, aux yeux du plus grand nombre, d’amener une lutte pacifique, qui tournât au profit de la science. J’y ai réussi, puisque maintenant le combat est engagé.
Le casus belli étant nettement défini, j’entre en matière.
M. Dolly affirme, dès le début, que les textes et les commentaires s’accordent à circonscrire le blocus du mont Pappua entre Hippone et le cap de Fer. Les textes ? On verra, tout-à l’heure, que le texte principal est formellement contraire à cette synonymie ; quant aux commentaires, ils n’ont de valeur qu’autant qu’ils découlent logiquement de textes exacts et complets, et il s’en faut de beaucoup que ceux que j’ai eu occasion d’examiner aient ce caractère, dans la question en litige.
Ainsi, je vois bien que M. Louis Marcus, auteur d’une histoire des Vandales, identifie, après d’autres écrivains et avant M. Dolly, le mont Pappua à l’Edough; mais, je ne vois pas plus chez lui que chez ceux que j’ai pu connaître, la moindre preuve acceptable à l’appui de l’assertion dont il s’agit.
Mais, en revanche, je trouve dans Procope des preuves très fortes contre ladite assertion. Or, Procope, on le sait, était secrétaire de Bélisaire, il l’accompagnait dans sa guerre contre les Vandales.
C’est évidemment le meilleur témoignage à invoquer dans la question qui nous occupe ; et je m’étonne que mon honorable adversaire, qui trouve que tous les textes sont favorables à son opinion, n’ait pas songé à en citer un seul, pas même le principal parmi tous, celui de Procope, dans une circonstance où il pouvait peser d’un si grand poids.
Pour suppléer à son silence, je vais donner maintenant le récit de l’historien byzantin. Ce sera seulement par analyse, quand il ne s’agira que de maintenir le fil de la narration ; mais, je le produirai par extrait textuel toutes les fois qu’il touchera au point en litige. En l’absence de l’original grec, que je n’avais pas sous la main, je me suis servi de la traduction latine de Grotius, dont la réputation de savant helléniste garantit, d’ailleurs, l’exactitude complète.
Procope, après avoir raconté l’accident de Jean l’arménien, blessé mortellement d’un coup de flèche par un maladroit de sa suite, et le répit que cette aventure donna au roi vandale, que Jean serrait de près, s’exprime en ces termes :
« Lorsque Bélisaire, en continuant la poursuite, fut arrivé à une ville maritime des Numides, située à dix journées de marche de Carthage et qu’on appelle Hippo-Regius, il apprit que Gélimer, ayant gravi le mont Pappua, avait échappé aux troupes romaines. Ce mont est dans l’extrême Numidie; il est très abrupte et d’un très difficile accès, à cause des roches qui l’entourent. Là, habitent des Maures, gens barbares, alors amis de Gélimer et fidèles à sa cause. Dans la partie la plus reculée de la montagne, il y a une ancienne ville, mais sans nom, où Gélimer se remettait de ses maux, avec ses compagnons. L’hiver, déjà venu, ne permettait pas de tenter l’escalade de la montagne, et l’incertitude des affaires faisait que Bélisaire ne pouvait pas rester plus longtemps éloigné de Carthage; il laissa donc un corps de soldats d’élite, sous le commandement de Pharas, pour assiéger la montagne. »
Après quelques récits incidents, Procope reprend ainsi la narration du siège de Pappua :
« Mais Pharas, fatigué de ce siège hivernal et n’espérant pas attirer les Maures au combat, résolut courageusement de tenter l’escalade du Pappua ; suivi de gens bien armés, il s’efforce de gravir l’escarpement. Mais les Maures ennemis, favorisés par la nature abrupte des localités, firent aisément éprouver du dommage aux assaillants. Pharas perdit 110 hommes dans son attaque ; repoussé avec le reste, il dut se retirer et il ne recommença plus une escalade à laquelle s’opposait la nature des lieux. Il se contenta d’entourer la montagne de postes vigilants, espérant que la faim amènerait la reddition; car l’ennemi ne pouvait fuir de sa retraite et il n’y laissait rien arriver du dehors. »
Terminons ces citations par une description de la peuplade chez laquelle Gélimer avait trouvé un asile:
« Ces Maures passent leur vie, été comme hiver, dans d’étroits gourbis, d’où ne les chassent ni l’accumulation des neiges, ni les ardeurs du soleil, ni les autres inconvénients naturels du lieu. Ils couchent sur le sol, s’estimant heureux s’ils peuvent y étendre une peau. Ils n’ont pas l’habitude de changer de vêtements suivant les saisons; un grossier surtout, une tunique à longs poils , forment leur garde robe à perpétuité.
Ils ne consomment ni pain ni vin, ni aucun des aliments de l’homme. A l’exemple des autres animaux, ils se nourrissent de blé, de petit épeautre, d’orge non cuit, non réduit en farine ou en polenta, mais tels que la nature les produit. »
En somme, le pays est si pauvre et les habitants si rudes, que Pharas, dans une lettre à Gélimer, peut hasarder cette comparaison : at quis non malit inter Romanos egestatem cum servilute patiquam Pappuae et i’auris vel imperare.
Après bien des souffrances et des humiliations, Gélimer finit par comprendre qu’en effet, » il vaut mieux vivre pauvre et en servitude chez les Romains, que de commander au Mont Pappua et aux Maures qui l’habitent », et il se décide à se remettre entre les mains de l’envoyé de Bélisaire.
Maintenant que les textes ont passé sous les yeux du lecteur, nous avons des bases solides pour établir un commentaire.
On a vu que la retraite de Gélimer était dans la partie extrême de la Numidie, par rapport à ses ennemis, qui venaient de l’Est. C’était donc auprès de la frontière occidentale. Or, comment appliquer cette désignation si positive au Mont Edough, qui est à plus de quarante lieues de cette même frontière ? Si l’on prenait, même, dans un sens rigoureux le nom de Maures que Procope donne aux indigènes chez lesquels Gélimer s’est réfugié, ceux-ci auraient appartenu à la Mauritanie, non à la Numidie ; et il faudrait, dès-lors, chercher leur pays au-delà de l’Ampsaga (oued el-Kebir), mais tout près de ce fleuve limite. |
D’un autre côté, si l’on réfléchit que l’Edough est aux portes d’Hippone, cette ancienne ville royale (Regius), demeurée une cité importante, on comprendra difficilement que des indigènes aient
pu persister à l’état de véritables sauvages, à deux pas d’un aussi grand centre d’influence romaine.
L’argument que M. Dolly emprunte à la halte de Bélisaire à Hippone, pour en conclure que le Mont Pappua devait être tout près de là, n’a pas la valeur qu’il lui attribue; et. Procope donne à cette halte son véritable sens, lorsqu’il dit que le général ne voulut pas engager ses troupes en hiver, dans un pays de montagnes, ni laisser loin derrière lui Carthage, où planait encore quelque incertitude sur les affaires de la conquête Car, si le Pappua eût été le Mont Edough, le général Byzantin pouvait très bien pousser sa pointe, ayant si peu de distance à parcourir ; mais dans, l’hypothèse que j’adopte, on conçoit très-bien qu’il n’ait pas voulu se lancer vers la frontière occidentale, qui était encore fort éloignée d’Hippone.
Mais, M. Dolly qui, à propos de cette discussion, donne d’intéressants détails archéologiques inédits sur l’Edough, dit avoir trouvé dans celte montagne un mlag Djelimini, nom qui semble s’appliquer au confluent de- deux rivières : est-ce une raison d’en conclure que là, devait être la retraite de Gélimer ?
Ces sortes d’analogies de sons dans les mots ne signifient quelque chose, que s’il y a un commence-ment de preuve d’autre part. Si donc les habitants de. l’endroit déclarent ne pas connaître le sens de
cette désignation hydrographique, genre d’ignorance dont les indigènes donnent d’ailleurs tant de preuves, j’aime mieux répéter, après eux, je ne sais pas, que d’accepter ce génitif latin arrivant
à la suite d’un mot arabe, en pays berbère.
On aura remarqué, que M- Dolly admet le nom de Medenos pour la bourgade où Gélimer s’est réfugié, et dont Procope déclare qu’elle n’a pas de nom.
Au fond, les deux opinions ne se contre-disent qu’en apparence, car Medenos rappelle le Médina (ville) des arabes, que les Kabiles ont berbérisé sous la forme de Tamedint.
Or, une cité qui s’appellerait ville tout court, pourrait bien être considérée comme n’ayant pas de nom (1). En somme, le but que j’exposais, au commencement de cet article se trouve atteint, puisque voici la lutte engagée sur la question de.synonymie du Mont Pappua.
J’espère que de nouveaux athlètes se mêleront au combat,, et que la lumière se fera enfin pleinement
sur ce point de géographie comparée. C’est cet espoir, je le répète, bien plus que le désir de défendre mon opinion, contre les attaques courtoises de M. Dolly qui m’a mis la plume à la main.
A. BERBRUGGER. Revue africaine , N°36, 1862.
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(1) Beaucoup de noms arabes, ou ayant la forme arabe, figurent dans la nomenclature géographique de ce pays, même avant l’invasion arabe; ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans des détails sur cette particularité, d’ailleurs assez connue de tous ceux qui s’occupent d’histoire africaine.